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plus, ces bleus lumineux et profonds, presque surnaturels, qui, dans le lointain, font ressembler à des blocs de pierre précieuse les coupoles des vieilles mosquées. Le Chah Abbas, qui avait tant vulgarisé l’art des faïences, faisait venir du fond de l’Inde ou de la Chine des cobalts et des indigos rares, que l’on cuisait par des procédés aujourd’hui perdus. Il avait aussi mandé d’Europe et de Pékin des maîtres dessinateurs, qui, malgré le Coran, mêlèrent à la décoration persane des figures humaines. — Et c’est pourquoi, dans les palais de ce prince, sur les panneaux émaillés, on voit des dames de la Renaissance occidentale, portant fraise à la Médicis, et d’autres qui ont de tout petits yeux tirés vers les tempes et minaudent avec une grâce chinoise.


Mes deux soldats à bâtons et mon beau cosaque galonné m’ennuyaient vraiment beaucoup. Cet après-midi, je me décide à les remercier pour circuler seul. Et, quoi qu’on m’en ait dit, je tente de m’asseoir, maintenant que je commence à être connu dans Ispahan, sur l’une des petites banquettes des marchands de thé, au bord d’un des frais ruisseaux de la place Impériale, du côté de l’ombre. J’en étais certain : on m’apporte de très bonne grâce ma tasse de thé en miniature, mon kalyan et une rose ; avec mes amis les musulmans, si l’on s’y prend comme il faut, toujours on finit par s’entendre.

Le soleil de mai, depuis ces deux ou trois jours, devient cuisant comme du feu, rendant plus désirables la fraîcheur de cette eau courante devant les petits cafés, et le repos à l’abri des tendelets ou des jeunes arbres. Il est deux heures ; au milieu de l’immense place, dévorée de clarté blanche, restent seulement quelques ânes nonchalans étendus sur la poussière et quelques chameaux accroupis. Aux deux extrémités de ce lieu superbe et mort, se faisant face de très loin, les deux grandes mosquées d’Ispahan étincellent en pleine lumière, avec leurs dômes tout diaprés et leurs étonnans fuseaux enroulés d’arabesques : l’une, la très antique et la très sainte, la mosquée du Vendredi, habillée de jaune d’or que relève un peu de vert et un peu de noir ; l’autre, la reine de tous les bleus, des bleus intenses et des pâles bleus célestes, la mosquée Impériale.


Quand commence de baisser le soleil, je prends le chemin de l’antique école de théologie musulmane, appelée l’École de la