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sa campagne auprès du Sultan pour lui faire refuser la ratification du firman khédivial.

Lesseps, comme s’il eût déjà obtenu cette ratification, s’occupait de constituer la Compagnie et d’en faire rédiger les statuts. Le capital social était fixé à 200 millions, divisé en 400 000 actions de 500 francs, réparties entre 25 000 souscripteurs. Lesseps aurait souhaité que toutes les nations européennes concourussent à la formation de ce capital ; mais leur concours fut très inégal : tandis que la France souscrivait à 207 111 actions et les pays ottomans à 96 517, la Hollande n’était représentée que par 2 615 actions, la Belgique par 324, la Suisse par 460, la Prusse par 15, le Danemark par 7. Ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ni le reste de l’Allemagne, ni les Etats-Unis, ni la Russie n’avaient fait une seule demande. Lesseps n’en réservait pas moins, pour le cas où ces pays se décideraient enfin, un stock de 85 506 actions. Il avait refusé de s’adresser aux grands banquiers, qu’il estimait trop exigeans, et ne faisait appel qu’au public. La souscription prenait donc le caractère d’une manifestation presque entièrement française et en même temps très démocratique. C’est ce dernier caractère que ne manqua pas d’incriminer Palmerston, toujours acharné à discréditer l’entreprise. Il la dénonça comme étant uniquement l’œuvre de « petites gens. » Le Globe, journal officieux du cabinet anglais, paraphrasait en ces termes la boutade du premier ministre : « Les souscripteurs principaux sont des garçons de café, trompés par les journaux qu’ils ont sous la main, et des garçons épiciers, habitués à lire des puffs sur les enveloppes de leurs paquets. Le clergé a été largement victime, et 300 portefaix ont réuni leurs sous pour acheter des actions. Toute l’affaire est un vol manifeste, commis au préjudice de gens simples, qui se sont laissé duper, et jamais on ne percevra seulement un maravédi de péage sur un canal irréalisable. »

Lesseps, dédaignant de répondre à toutes ces attaques, achevait d’organiser ses chantiers. Le 25 avril 1859, il fit donner, en grande cérémonie, le premier coup de pioche au lido de Port-Saïd, sur la Méditerranée. Il annonçait au ministre des Affaires étrangères de France « le retentissement qu’a eu dans le monde entier notre coup de pioche. » De retentissement, il n’y en eut que trop. La diplomatie anglaise fit rage au Caire et à Constantinople. Justement la France se trouvait engagée dans la guerre