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savamment. Mais le poète moderne ne parvient pas à effacer, à son profit, l’impression que le passage de Dante a laissée dans le souvenir de tous ceux qui l’ont lu. Pourquoi ?… C’est que nous sommes au théâtre, c’est qu’il faut, ici, « filer » une scène, mettre sous nos yeux des acteurs en chair et en os qui jouent sur des planches. C’est surtout que les deux ombres de Dante ne sont plus qu’un couple d’amour que l’imagination se représente à sa guise. On les diminue, inévitablement, quand on les fait descendre, du récit lyrique où ils planent, sur un théâtre où, à la minute où une porte s’ouvrira, ils ne seront plus qu’un couple illégitime surpris par le droit du mari.


IV

Lorsque le spectateur, qui est sorti quelque peu froid de la représentation d’une pièce de M. d’Annunzio, ouvre, plus tard, dans la solitude et le recueillement, les volumes de ces beaux poèmes, que l’interprétation altère, il est repris par une admiration qui va moins à l’œuvre même, qu’au poète qui l’a conçue. Il s’avise que chacune des « tragédies » de M. d’Annunzio est une sorte de chapelle où l’auteur se manifeste, tantôt comme le prêtre, tantôt comme le dieu. Et, du coup, on a l’explication de cet étrange dualisme d’impression : exaltation dans le tête-à-tête, indifférence ou déception au théâtre.

C’est que le spectateur de théâtre est un être social. Il ne s’appartient pas complètement. Il sent qu’il fait partie d’un ensemble, et que ses impressions, ses décisions, — comme celles d’un juré qui se traduisent par un verdict — auront, dans la réalité des mœurs, des conséquences dont lui-même et les autres pourront souffrir. De là ce qu’il permet et ce qu’il défend dans la peinture des passions de l’amour, de toutes les passions en général. Rentré chez lui, le livre en main, le même homme cesse d’être une petite fraction de la collectivité ; il redevient un individu libre ; il a le droit de se plaire à ce qui le charme, de se laisser séduire par ce qui le touche. Et, si violent que soit l’individualisme de M. d’Annunzio, il y a certains commencemens de passions qui jettent un pont entre la nature du premier venu de nos contemporains et la sienne.

Ceux qui ont suivi le poète, depuis ses débuts jusqu’à ses œuvres dernières, ne doutent point une seconde de sa sincérité.