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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/736

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confié à leur garde. » Le duc de Richelieu, dont les paroles pouvaient passer pour l’écho de celles du Tsar, écrivait de Mannheim : « Nous ne nous arrêterons pas tant que Bonaparte ne sera pas prisonnier. » Wellington déclarait, d’accord avec Blücher, que l’on ne suspendrait pas les opérations, si Bonaparte n’était pas livré aux alliés. Les plus modérés pensaient à un emprisonnement à vie dans une forteresse continentale ou à une relégation perpétuelle, sous bonne garde, en quelque île très lointaine. Lord Liverpool jugeait que « ce qu’il y aurait de mieux serait de remettre Bonaparte au roi de France, qui pourrait le traiter en rebelle. Il suffirait pour cela de reconnaître son identité ! » Blücher voulait purement et simplement faire exécuter Napoléon devant les têtes de colonnes de l’armée prussienne, « pour rendre service à l’humanité[1]. » Sitôt pris, sitôt pendu. En bons piétistes, Blücher et Gneisenau se regardaient, comme « les instrumens de la Providence, qui ne leur avait accordé une pareille victoire qu’afin qu’ils exerçassent la justice éternelle[2]. »

Fouché ne pouvait connaître ces projets dans toute leur beauté. Mais, après avoir lu la lettre de La Fayette, il était bien certain du refus des sauf-conduits. Cette certitude lui imposait de précipiter le départ de l’Empereur. Il l’empêcha, et machina les choses de telle sorte que Napoléon dût rester prisonnier à la Malmaison ou se rendre à Rochefort pour y demeurer également prisonnier.

  1. Blücher à sa femme, Compiègne, 27 juin (Lettres de Blücher, 154).Cf. Wellington à sir Charles Stuart, Orville, 28 juin (Wellington, Dispatches, XII, 516) « Blücher veut tuer Napoléon, mais je lui ai déclaré que je parlerai et que j’insisterai pour qu’on dispose de lui d’un commun accord. J’ai dit aussi à Blücher que comme un ami particulier, je lui conseillais de ne pas se mêler d’une affaire aussi infâme ; que, lui et moi, nous avions joué un trop noble rôle dans ces évènemens pour devenir des bourreaux, et que, si les souverains voulaient son supplice, j’étais résolu à leur faire nommer un exécuteur qui ne fût pas moi. »
    J’aime à reconnaître que Stuart, Talleyrand et Louis XVIII répugnaient au supplice de l’Empereur. Stuart écrivit de Cambrai, le 29 juin, à Wellington : « On veut ici se débarrasser de Bonaparte, mais on approuve l’avis que Votre Grâce donné au feld-maréchal Blücher. Le prince de Talleyrand m’assure que votre résolution guidera celle du Roi, si la question lui est soumise. » (Supplémentary Dispatches, X, 625).
  2. Lettre de Gneisenau, Senlis, 29 juin (citée par Pfister, Aus dem Lager den Verbündelen, 388). Dans cette lettre si curieuse, Gneisenau dit encore : « Si Wellington s’oppose au supplice de Bonaparte, il pense et agit en vrai Anglais. L’Angleterre ne doit à personne plus de reconnaissance qu’à ce scélérat, car, par les événemens qu’il a menés, la grandeur et la richesse de l’Angleterre ont été augmentées. Il en a été autrement pour nous Prussiens. Nous avons été appauvri par Napoléon. »