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une instruction solide n’a cessé de s’accroître et de se raffiner au milieu et au moyen même des épreuves, on est en mesure alors d’aborder ce que j’appelle, en un sens très général, la critique. » Encore Sainte-Beuve n’est-il pas complètement résigné à ce « pis aller, » et c’est ce qui désormais lui nuira le plus dans son œuvre de critique. Parce qu’il ne s’est jamais entièrement consolé de l’insuccès de ses œuvres d’imagination, il n’a pas su rendre une entière justice aux poètes ou aux romanciers ses contemporains. Parce qu’il ne s’est pas résigné entièrement à laisser en lui mourir le poète, il a continué d’affecter dans son style une élégance précieuse qui dégénère souvent en manière. Et c’est la réponse à ceux qui, aujourd’hui encore, pensent que tout critique est un romancier ou un poète manqué, et que pour faire de la critique intelligente et avertie, il faut au moins s’être essayé aux œuvres d’imagination et en avoir tant bien que mal pratiqué les procédés. C’est le contraire qui est vrai. Le préjugé dont Sainte-Beuve est resté prisonnier, l’erreur dont il a été dupe, mais qui après son exemple n’est plus défendable, consiste à croire qu’il n’y a en art d’autres procédés de création que ceux de l’écrivain de théâtre, du poète lyrique ou du romancier. Le fait est que le critique fait, sur les idées, le même travail de création que fait, par exemple, le romancier sur les élémens que lui fournit la société de son temps. Joseph Delorme ou Amaury ne sont que des ombres, mais les Lundis contiennent autant d’humanité que l’œuvre des plus fameux de ces poètes ou de ces romanciers dont Sainte-Beuve enviait le sort. C’est en qualité de critique que celui-ci a été un créateur, et, à vrai dire, l’égal des plus grands.


RENE DOUMIC.