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compte de l’origine, du caractère et de la position sociale de ce personnage. Sous son titre de médecin, il avait toujours été et continuait d’être un domestique. Né d’une obscure famille d’ouvriers et de pasteurs, il s’était élevé dans des antichambres, s’ingéniant à obliger des cliens nobles ou riches au moyen de mille petits services plus ou moins honorables. Recommandé par un de ses maîtres au roi Christian, lors du départ de celui-ci pour l’Angleterre, il avait été admis à l’accompagner, mais toujours plutôt en qualité de domestique que de fonctionnaire ; et c’était encore par toute sorte d’humbles complaisances qu’il avait réussi à se glisser dans la familiarité de son nouveau maître. Il avait d’un domestique la tenue, les façons de parler et les sentimens ; aussi plat devant ses supérieurs qu’il était insolent avec ses égaux, dissimulé, indiscret, d’une lâcheté sans nom malgré ses airs de bravache dès que le danger avait fui. Intelligent, à coup sûr, il paraît bien toutefois n’avoir jamais eu qu’une intelligence de domestique, c’est-à-dire habile seulement à s’approprier les idées d’autrui, sans même s’efforcer de les approfondir, et l’on ne voit pas que la médecine ni aucune autre science l’ait jamais intéressé autrement que comme un moyen de se rendre indispensable à ses protecteurs. Mais cette âme de valet avait été rongée, dès l’enfance, d’une ambition monstrueuse. A vingt ans, pendant qu’il administrait des clystères aux boutiquiers d’Altona, Struensée rêvait déjà de présider aux destinées du Danemark. De la lecture de Rousseau et des « philosophes » de son temps, il s’était déduit une doctrine qui ressemblait fort à celle que Nietzsche devait appeler plus tard « la morale des maîtres, » mais accommodée à ses habitudes personnelles de domesticité. Il s’était dit que, tous les dogmes religieux n’étant décidément que des mensonges, et tous les principes moraux s’effondrant du même coup, l’unique devoir de tout homme était de conquérir, à n’importe quel prix, la plus grande somme de plaisirs dont il était capable, et son plaisir, à lui, instruit de tout temps à servir les autres, était de s’élever jusqu’à un rang où le reste des hommes se trouverait forcé de le servir à son tour. Au retour de son voyage en France, il raconta à son frère qu’il était allé voir, à Fontainebleau, la chambre où Christine de Suède avait jadis demeuré avec Monaldeschi ; ajoutant que la pensée de cette visite lui avait été inspirée par un rêve où était apparue la reine Mathilde. Et, comme son frère le regardait avec étonnement : « Mais oui, reprit-il ; tout est possible à qui sait oser ! »

On ne possède guère de renseignemens précis sur la façon dont il