Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suppliaient le Roi de se rendre au vœu général. — « Encore un moment, geignait-il, n’est-il donc pas possible d’attendre onze heures ? » La Reine était « dans un état affreux. » Elle s’abaissait héroïquement jusqu’à supplier l’épicière… Mme Sauce, allant et venant par la chambre, répondait : — « Mon Dieu, madame, votre position est très fâcheuse, mais mon mari est responsable, je ne veux pas qu’on lui cherche noise. » Et, placidement, elle vaquait aux préparatifs du déjeuner, assemblait des provisions pour garnir les coffres de la voiture que le peuple avait traînée devant la porte et attelée. On servit le repas ; le Roi se mit à table, mangea un peu, puis s’assoupit, ou fit semblant de s’assoupir, c’était quelques minutes gagnées, mais ce stratagème ne pouvait se prolonger. A peine fut-il réveillé que Mme Neuville tombe, renversée, prise d’une crise nerveuse ; nouveau répit. Marie-Antoinette déclare qu’elle n’abandonnera pas sa suivante ; des bourgeois courent chez M. Lombard, le médecin, qui arrive, examine la malade, lui administre un calmant et déclare le cas sans danger. Au dehors, la foule vocifère, impatiente d’être obéie ; on dit l’avant-garde de Bouillé au bois de Montfaucon et la terreur décuple les colères : — « A Paris ! à Paris ! » — Dans la maison, maintenant, chacun se tait… on se regarde, va-t-il donc falloir céder ? Le Roi demande un instant, un instant seulement de répit, quelques minutes de solitude avec les siens : on les laisse ; vite il supplie Sauce de lui rendre un signalé service : il s’agit de gagner la voiture, de retirer d’un coffre secret qui y est pratiqué et dont il lui désigne l’emplacement en lui remettant les clefs, des papiers qu’il veut détruire… Sauce hésite, le Roi et la Reine le pressent, ils lui montrent tout ce qu’ils ont à redouter, lui confient leurs angoisses, « s’ils n’avaient pas quitté Paris, ils y auraient été égorgés par le parti d’Orléans, que va-t-il advenir d’eux ? » L’un et l’autre ont les larmes aux yeux. Sauce se laisse fléchir, il prend un prétexte pour se glisser dans la voiture et remonte avec le coffret qu’on ouvre aussitôt. Le Roi, les princesses, tout le monde, hâtivement, se met à la besogne : les papiers, lacérés en très menus fragmens, presque hachés, sont entassés dans un grand plat, on essaie de les brûler ; Sauce, à la porte, fait le guet : pourtant une alerte se produit et, pris de peur, le Roi jette tout, plat, papiers brûlés ou non, par la fenêtre ouverte, dans la basse-cour ; les fragmens papillonnèrent jusqu’à la ruelle de la Vérade où bien des gens les recueillirent sans