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de surface, il écrivait : « Les choses iront à la guerre tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente. » La sagesse du roi Louis-Philippe conjura le péril.

Quant au débarquement du Prince Louis à Boulogne, l’histoire en est trop connue pour qu’il soit besoin d’y insister.

Sur ces deux événemens qui, à l’époque, préoccupaient, à des titres inégaux, l’opinion publique, Mérimée dont la correspondance avec Lavergne devient de plus en plus intime, laisse aller sa verve caustique. Il se livre à des appréciations piquantes sous la plume d’un futur sénateur du Second Empire et d’un familier des Tuileries.


Bordeaux, 8 août 1840.

Je vous aurais écrit plutôt (sic) mon cher ami, si je n’avais eu beaucoup de vague à l’âme, maladie que vous ne connaissez point dans le tourbillon où vous vivez. Lorsque je commençais à rattraper mon moral, voilà que vous m’assommez avec le divorce de notre chère épouse l’Angleterre et la grande descente du petit Napoléon. Observez le pouvoir de l’imprévu, qu’il faudrait toujours prévoir. Il me semble que. tout le monde devient fou ; cependant, il n’y a pas partout un soleil comme celui sous lequel je vis et qui justifierait lord Palmerston et M. de Metternich, M. de Metternich surtout, que je croyais si raisonnable ! La panique a été grande ici où l’on vit du vin que boivent les Anglais, cependant nous sommes « Francès » à Bordeaux comme à Paris et nous craignons encore plus les soufflets que l’encombrement de nos caves. Les négocians sont belliqueux ; ils parlent d’armer des corsaires et ne rêvent que plaies et bosses.

L’équippée (sic) du petit Napoléon est venue jeter de l’huile sur ce beau feu. Ici tout le monde croit que c’est lord Melbourne qui l’a lâché et lui a donné des guinées pour s’acheter un habit vert et un vieux chapeau à trois cornes.

Aujourd’hui, à dîner, chez le général de C… j’ai essayé d’élever des doutes sur ce fait, mais j’ai été battu. Nous revoici avec les sentimens de 1814 sur notre magnanime alliée. Vous savez qu’il n’y a pas de pays où les carlistes se tiennent plus cois qu’à Bordeaux. Je ne sais rien de ce qu’ils disent et leurs journaux de Paris ne m’apprennent rien. Je viens d’un pays où l’on vit très tranquille, mais où une étincelle pourra faire éclater plus d’une petite explosion. Tous les gens que j’ai vus dans la Vendée et les Deux-Sèvres m’ont dit qu’ils comptaient sur une équippée (sic) de Henri V. Le fait est qu’il est diablement paresseux. Les lauriers du Prince Louis devraient l’empêcher de dormir.