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Tâchez de me donner des nouvelles réconfortantes, car je suis horriblement triste et la perspective des cosaques me fait tout voir en noir, malgré le soleil du Midi, qui, pour le présent, promet aux vignerons une récolte de trente millions plus belle que celle de l’année dernière.

Adieu, mon cher ami, rappelez-moi au souvenir de M. et Mme de Rémusat. J’ai diné aujourd’hui avec M. G… que le mariage a maigri. A Bayonne, chez le Sous-Préfet, ou poste restante jusqu’au 15 ou 16. On parle d’un article sur Cabrera[1] qui fait fureur. Malheureusement je ne le connais que par la renommée.


Bayonne, 17 août, au soir (1840).

Votre lettre, mon cher ami, m’a rendu horriblement nerveux. Si vous voyez en noir, étant si près du soleil, de quelle couleur verrai-je, moi qui suis dans les brouillards des Pyrénées ? Je vous trouve trop pessimiste et trop démocratique ; je devrais dire plutôt trop héraclitique, car votre ironie est diablement triste. Je vous avouerai que j’ai des sentimens non pas « frrrancès, » mais français, et que je suis désolé quand je vois mes chers compatriotes faire des sottises.

Au fait, trouvez-vous que nous ayons tort de prendre la chèvre et de nous poser sur la hanche ? Si l’on ne mène pas dans le monde sa première affaire « d’une assez vigoureuse et gaillarde manière, » il faut s’attendre à être en butte à tout jamais aux insultes des petits et grands.

Si nous n’armions pas maintenant, l’année prochaine, on nous traiterait comme on traite le Portugal. Vous avez bien raison de trouver niaise notre amitié pour le Pacha, qui était notre bête noire du temps de l’insurrection grecque, où nous fûmes si fous. Malheureusement nous sommes dans une drôle de position. Nous représentons en Europe les bons sentimens, l’honneur, la probité. Nous sommes les redresseurs de torts, et nous ne pouvons penser à notre intérêt lorsque notre honneur se trouve compromis. Quoi de plus tentant, par exemple, que de rechercher l’alliance de la Russie, de l’aider dans ses projets contre l’Angleterre, de partager avec elle l’empire turc ? Mais la Russie représente l’absolutisme et la tyrannie, et nous sommes et serons ses ennemis. A tout prendre, croyez-vous que ce qui est arrivé soit si malheureux ? Croyez-vous surtout qu’il fût possible de faire autrement ? Notre grosse faute, à mon avis, est, je crois, de n’être pas intervenus après la mort de Zumalacarregui. Alors, nous aurions eu au pis-aller une démonstration européenne contre nous, et l’Angleterre de moins. J’espère cependant que, même aujourd’hui, tout se bornera à des

  1. De Léonce de Lavergne.