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offrir à la critique des renseignemens d’une utilité incontestable. On ne se faisait pas faute autrefois de modifier ces dimensions, soit pour mettre à profit un encadrement disponible, soit pour tirer un parti décoratif d’œuvres qui n’avaient pas été exécutées pour se servir de pendans ; on coupait des toiles trop grandes, ou l’on ajoutait des morceaux à celles qui étaient trop petites. C’est en vue de leur appropriation à des locaux déterminés que la Ronde de nuit de Rembrandt, le Banquet des gardes civiques en l’honneur de la paix de Westphalie de Van der Helst, et bien d’autres tableaux encore ont subi des mutilations de ce genre. De même, dans le Saint Georges de Rubens, placé à l’église Saint-Jacques à Anvers, au-dessus de la sépulture du grand artiste, des fragmens assez considérables de la toile ont été retranchés sur la gauche, et surtout à la partie supérieure, et ces suppressions ont gravement altéré la composition primitive telle qu’on peut la voir dans la gravure de P. Pontius. Ainsi réduite et resserrée, elle a perdu de l’effet qu’elle devait avoir et semble aujourd’hui un peu étouffée. Il n’est que juste d’ajouter que c’est peut-être Rubens lui-même qui a provoqué cet acte de vandalisme, en désignant, à son lit de mort, ce tableau pour orner sa chapelle sépulcrale. C’est à des scrupules de piété et de pudeur, assez imprévus chez le fils du Régent, que cédait le prince Louis d’Orléans quand il faisait découper les têtes d’Io et de Léda dans un tableau et dans une copie du Corrège que possèdent aujourd’hui les musées de Berlin et de Vienne[1] ;

Sans aboutir à un résultat aussi désastreux, un motif moins avouable avait, à la fin du XVIIIe siècle, porté un marchand de Paris à séparer en deux l’Enseigne de Gersaint qui orne un des salons du palais de l’Empereur à Berlin, afin de spéculer sur la passion que Frédéric II avait pour Watteau, en lui vendant ainsi deux tableaux de ce maître, au lieu d’un seul[2].

  1. L’une de ces têtes, celle d’Io, a été repeinte par Ch. Coypel, et plus tard par Prudhon, quand le tableau fut transporté à Paris en 1806, à la suite des victoires de Napoléon.
  2. Ces tableaux seuls ne figuraient pas dans l’envoi si intéressant des œuvres de ce maître fait par l’empereur Guillaume II à l’Exposition universelle de 1900. La possibilité d’une séparation en deux du tableau primitif semblait d’ailleurs un peu indiquée par la disposition même de ce tableau, et c’est en deux feuilles séparées que la gravure en a été faite. J’ai pu, en 1881, me convaincre qu’originairement les deux tableaux de Berlin n’en faisaient qu’un, grâce à l’obligeance de M. R. Dohme, alors bibliothécaire de l’empereur Guillaume Ier, qui, sur mon désir, avait bien voulu les faire décadrer devant moi. Tandis que, sur leurs côtes extérieurs, la toile brute était repliée et clouée sur les châssis, à l’intérieur, au contraire, cette toile était fixée sans aucun rebord sur les côtés lacérés, afin de ne rien perdre de la peinture qui les couvrait.