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rejeter sur le parlement. Le parlement n’a pas exprimé de volonté, et c’est au ministère seul que revient le qualificatif de décrocheur de crucifix.

Nous doutons qu’il rencontre dans le pays de nombreux approbateurs. Ceux mêmes qui poursuivent une lutte ardente contre l’idée religieuse et qui sont animés contre elle des passions les plus violentes se défendent d’y céder, et affirment très haut qu’ils veulent pour tous tolérance et liberté. Comment pourraient-ils justifier un acte aussi compromettant que celui dont M. le garde des Sceaux vient de prendre l’initiative ? Assurément il y en a eu de plus graves, mais il n’y en a peut-être pas eu de plus révoltant. S’en prendre à des images pour combattre les idées qu’elles représentent passera généralement, et à bon droit, pour une très lourde maladresse. A défaut d’autres qualités, il aurait suffi au gouvernement d’avoir un peu de mesure dans l’esprit, de tact et même de goût, pour échapper à ces égaremens d’iconoclaste. Le danger des mesures de ce genre est qu’elles parlent aux yeux un langage si clair qu’on ne peut pas obscurcir ensuite dans l’âme des foules, même par les distinctions les plus subtiles, le sens qui s’en dégage avec évidence. Le paysan de nos campagnes ne comprendra qu’une chose, à savoir qu’un crucifix est désormais un objet à cacher, un emblème de superstition qui n’est pas bon à montrer en public et qui doit tout au plus trouver provisoirement un refuge dans les églises et dans les temples. Il se rendra compte que tel est l’avis du gouvernement, et il fera ses réflexions en conséquence. On instruit le peuple, depuis quelque temps, avec une merveilleuse et redoutable rapidité. On l’habitue à voir bafouer ce qu’il avait respecté jusqu’ici, et qu’on déclare tantôt odieux et tantôt ridicule. Ce qu’il avait cru, on lui dit qu’il ne faut plus le croire, et même qu’il faut croire le contraire. Un malheureux crucifix dans un prétoire choque la vue, offense la pudeur. Nous nous demandons ce qu’on fera bientôt des croix qu’on rencontre encore le long des routes dans nos campagnes, dans des lieux qui sont aussi des lieux publics et qui appartiennent à l’État, aux départemens ou aux communes. M. Dejeante, après le beau succès qu’il vient d’avoir, ne saurait les oublier longtemps. Pourquoi n’en demanderait-il pas aussi la suppression ? Elles sont encore plus en évidence que les crucifix des prétoires, car tout le monde n’a pas de procès, tandis que tout le monde se promène. On en viendra là, on ira même plus loin si l’esprit d’aujourd’hui continue de souffler : à moins pourtant que des manifestations comme celle que nous dénonçons en ce moment ne finissent, grâce à