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de leur triomphe ; le bruit se répandait en effet que les soldats de Bouillé s’étaient emparés de Varennes et que la ville était en flammes.

A l’hôtel de ville, courte halte. Sauce remet à son collègue de Clermont le passeport, au nom de la baronne de Korff, utilisé par la famille royale ; il le prie de faire parvenir cette pièce à l’Assemblée nationale ; quant à lui, il est excédé ; Varennes, d’ailleurs, est, dit-on, au pillage ; il y a laissé femme et enfans ; il a grand’hâte de s’en retourner.

Et, toujours grave, on le voit reprendre avec quelques-uns des municipaux varennois le chemin de sa bourgade ; ils allongent le pas, la mine triste, anxieux du désastre qui les attend chez eux et avec, au cœur, peut-être, l’appréhension d’avoir mal agi. Ils ont livré le Roi à la Révolution ; ils l’ont compris à l’allégresse brutale des six mille patriotes entassés à Clermont, à l’insolence de ce cri de : Vive la nation ! dont on s’obstine à souffleter les captifs.

Mais le conseil du district de Clermont, en organisant l’escorte royale, vient d’en éliminer tous les gradés, comme indignes de commander des dragons libres[1]. C’est Signémont qui, seul, va diriger jusqu’à Sainte-Menehould le cortège, paysans indisciplinés ou soldats grisés de leur insoumission. On dit qu’en voyant parader cet officier sur un grand cheval qu’il s’est procuré, Madame Elisabeth, montrant la croix de Saint-Louis qu’il porte sur son habit, dit au Roi : « avec une expression de pitié indignée. — Voilà, mon frère, un homme auquel vous donnez du pain[2] ! »

Et l’on repart, toujours au pas ; la chaleur est lourde et la route dure : à chaque tournant du chemin, au croisement du moindre sentier, des marcheurs se débandent sous prétexte d’une halte à l’ombre, les traînards s’égaillent sous bois et ne reparaissent plus. En revanche, arrivent sans cesse de nouvelles recrues[3] : la chaussée est bordée d’une double haie de paysans, d’enfans, de femmes qui, entraînés, se mêlent à la troupe, la suivent pendant quelque cent toises, et s’arrêtent, remplacés par

  1. Lettre des administrateurs du district de Clermont au directoire du département de la Meuse. Louis XVI, le marquis de Bouillé, par l’abbé Gabriel, p. 311.
  2. Propos recueilli par l’abbé Gabriel. Voir Louis XVI, le marquis de Bouillé, p. 306.
  3. « Pendant le retour, les dragons marchent mêlés à la foule qui couvre la route, les champs et les prairies : on les salue du cri de : Vive messieurs les dragons ! »