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la nuit ; on dressait des tables le long des maisons ; quinze mille[1] hommes formaient, depuis la porte des Bois jusqu’à l’Hôtel de Ville, une haie si compacte et si désordonnée qu’entre leurs rangs restait à peine la place de circuler.

A l’angle du chemin des Basses-Terres le maire, Dupin, et le premier officier municipal, de Liège, se présentèrent à la portière de la voiture, qui s’arrêta.

Le Roi, l’air endormi, pencha la tête, et, aussitôt, le maire débita un discours « sur les alarmes que Sa Majesté avait causées à la nation en écoutant des conseillers indignes de son estime et que condamnait son propre cœur. » Les royalistes trouvèrent la leçon déplacée ; les patriotes la jugèrent fade ; le Roi, timidement, répondit : « Qu’on s’était bien trompé sur ses intentions, qu’il n’avait en vue que le bonheur du peuple ; » et la berline, précédée du maire, reprenant sa marche vers la maison commune, passa devant la poste aux chevaux, où, moins de vingt heures auparavant, elle avait relayé. Le Roi regarda curieusement ; l’attention de la Reine, assise à gauche, dans le fond de la voiture, fut attirée par un spectateur qui, placé en face de la poste, et se haussant dans la cohue, la salua d’un grand coup de chapeau : cet homme, très ému, était vêtu simplement, mais décoré de la croix de Saint-Louis ; il portait deux pistolets dans sa ceinture et un fusil passé sur l’épaule, à la grenadière. Quelques pas plus loin était l’auberge du Soleil d’Or ; au seuil se tenaient quelques dragons désarmés, en veste d’écurie ; puis la berline, tournant à droite, s’arrêta entre les lions de pierre qui gardent le perron de l’Hôtel de Ville.

Dans la salle du rez-de-chaussée, une table de cinq couverts était dressée : le maire y conduisit la famille royale[2]. Le Roi, couvert de sueur, semblait harassé ; les robes de toile de la Reine et de Madame Elisabeth étaient grises de poussière ; Madame Royale se tenait à peine ; le Dauphin dormait sur sa chaise[3] ; on s’installa pourtant, en silence ; le corps Municipal et les notables, debout, servaient respectueusement Leurs Majestés ; le Roi but du bouillon dans une écuelle d’argent, qui lui fut présentée par l’aubergiste Faillette, du Soleil d’Or[4]. Le repas était d’ailleurs

  1. Procès-verbal de la municipalité de Sainte-Menehould.
  2. Buirette, Histoire de Sainte-Menehould et Procès-verbaux de la municipalité.
  3. Renseignemens particuliers.
  4. Faillette, en mémoire du passage du Roi, fit graver sur cette écuelle cette inscription : A Sainte-Menehould, Louis XVI, ramené prisonnier de Varennes, a pris un bouillon dans cette écuelle, le 21 (sic) juin 1791. Cette écuelle appartenait en 1891 à Mme Colson, Annales de l’enregistrement, 1891 Article de M. Tausserat.