Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en ajouta cinq, chargea le maire de distribuer cette somme aux prisonniers, et descendit, pensif, dans la salle du déjeuner, où il attendit, sans plus mot dire, que les voitures fussent avancées.

La foule, que semblait rendre plus acharnée chacune des concessions de ses victimes, devenait injurieuse, féroce. Au moment où la berline, démarrant, s’engagea dans la rue de la Grande-Auche, il y eut une bousculade. Signémont avait cédé à Bayon le commandement de la cohue ; les Varennois, — sauf une trentaine, qui sans doute n’avaient rien à perdre, — venaient de lâcher pied, anxieux de savoir ce qui se passait chez eux ; les milices du Clermontois et les « dragons patriotes » ne se souciaient pas d’aller plus loin ; l’escorte se formait donc de nouveaux venus, d’autant plus farouches argousins qu’ils n’avaient rien risqué à l’arrestation, carriers, bûcherons de la forêt, marnerons de la plaine, pouilleux de Champagne, villageois sordides et misérables, mentons rasés, lèvres minces, regards sournois, l’air chétif, armés de vieux mousquets et de serfouettes.

Le départ s’effectua sous l’ardent soleil de trois heures, parmi cette horde qui buvait depuis le matin ; ce n’était plus un cortège, mais un tourbillon, d’un aspect tel que les magistrats de Châlons, venus en poste, pour recevoir le Roi aux confins du département, et se heurtant à cette cohue qui débouchait des portes de Sainte-Menehould, rebroussèrent chemin, sans descendre de voiture, et sans avoir même aperçu la voiture royale, retenue dans une bagarre à l’entrée de la Grande-Auche.

Là, contre la maison formant l’angle de la rue de l’Abreuvoir, on reconnut, à cheval cette fois, le chevalier de Saint-Louis, l’homme aux pistolets, qui à l’entrée de la ville, devant la maison de poste, avait salué la Reine. Il était visiblement très excité ; et, pour protester contre l’insultante gouaillerie des paysans, il détacha le fusil qu’il portait sur l’épaule et présenta les armes. Le Roi l’aperçut et salua.

Le gentilhomme, se frayant le, chemin d’une ruade, prit les devans par la rue des Capucins et vint se poster au delà du pont, à l’angle du quai de l’Hôpital. Quand la voiture passa, il s’efforça de lancer son cheval à travers la foule qui le repoussait à coups de gourdin : au milieu du faubourg, pourtant, il parvint à s’approcher d’assez près pour saluer de nouveau le Roi, en déclinant son nom et son titre : on l’entendit crier dans le bruit qu’il était « le comte de Dampierre, qu’il avait épousé Mlle de Ségur, parente