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des réalités vivantes, et c’est souvent pour des illusions que les hommes se battent et qu’ils meurent. La Russie n’est assurément pas la puissance barbare que les journaux révolutionnaires et internationalistes nous dépeignent, pas plus que le Japon n’est le pays civilisé et scientifiquement organisé que l’on se figure ; mais, en faisant de l’empire des tsars le champion de la résistance à la Révolution, les socialistes restent fidèles à la vision générale qui fut celle de Michelet et qui fait de l’histoire du monde celle de la lutte de deux principes éternellement antagonistes, la Liberté et la Fatalité, la lumière et les ténèbres, qui s’incarnent l’un dans la Révolution, l’autre dans l’Eglise : c’est cette vision dont bénéficie aujourd’hui le Japon et qui rend les partis internationalistes et socialistes solidaires de ses succès comme de ses revers. « Depuis longtemps, écrivait déjà en 1849 un diplomate russe, il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles : la Révolution et la Russie[1]. » Le problème de l’avenir de l’Europe se pose encore à peu près dans les mêmes termes aux yeux des révolutionnaires d’aujourd’hui. Ils n’ont d’ailleurs jamais pénétré l’âme profonde du peuple russe, ils ne connaissent de l’immense empire que cette infime minorité révolutionnaire et cosmopolite qui rêve de superposer à la Russie russe une Russie européenne avec le régime, les idées et les mœurs des pays occidentaux. Du Japon, ils ne voient que la façade modernisée et les apparences révolutionnaires. Dès lors, entre les deux adversaires dont ils choisissent l’un pour en faire le défenseur et le héraut de leurs propres idées, leur sympathie n’hésite pas : ils sont pour le Japon.

Dans leur campagne contre le tsarisme, les « partis socialistes » ont trouvé un précieux allié. Le régime d’exception auquel sont soumis les Juifs de Russie, les expulsions en masse dont certains d’entre eux ont été victimes il y a quelques années, les troubles récens de Kichinev et leur retentissement dans le monde entier, ont ligué leurs coreligionnaires de tous les pays contre la puissance moscovite ; c’est contre elle aujourd’hui qu’ils tournent leurs efforts dans une lutte qui ne prendra fin que le jour où les Juifs russes jouiront, dans tout l’Empire,

  1. Mémoire politique, par P. de B. (Paul de Bourgoing). Paris, Imp. Gerdés. Politique et moyens d’action de la Russie impartialement appréciés. Mémoire présenté à l’empereur Nicolas, depuis la Révolution de février, par un Russe, employé supérieur des Affaires étrangères.