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égoïsmes nationaux et de l’émiettement des partis. L’Eglise catholique, dans ce conflit qui n’intéresse aucune puissance catholique, n’avait pas à prendre parti et ne s’est pas prononcée. On aurait pu croire, au premier abord, qu’à part certaines exceptions intéressées, la sympathie des nations européennes irait naturellement à l’Européen contre l’Asiatique, au blanc contre le jaune, au chrétien contre le non-chrétien ; il n’en a pas été ainsi. Dans les divers grands États du monde civilisé, l’anarchie des consciences, les conflits économiques et les rivalités historiques, ont créé, en présence de la guerre russo-japonaise, une variété d’attitudes et de sentimens dont la diversité même fait l’intérêt parce qu’elle est révélatrice des conceptions politiques et sociales, des tendances, des souvenirs et des aspirations des peuples.

Le tsar Alexandre III, s’adressant un jour au prince Nicolas de Monténégro, l’appelait « le seul ami de la Russie. » De fait, comme tous les puissans, la Russie a beaucoup de flatteurs, mais peu d’amis sincères ; avant que les manifestations spontanées des deux peuples aient créé, entre les Français et les Russes, des liens capables de survivre même au traité qui constate et ratifie l’alliance des deux nations, la Russie ne pouvait guère compter que sur des amitiés slaves. Tard venue dans l’histoire de l’Europe, elle n’y a pris sa place qu’en refoulant d’un côté le germanisme et de l’autre l’islamisme ; dans cette doublé lutte, elle a amassé contre elle des rancunes historiques que l’amitié des princes ne suffit pas à détruire, mais elle s’est acquis, en libérant les Slaves des Balkans, des titres à une gratitude qui lui assurerait certains dévouemens si la reconnaissance, en politique, était aussi tenace que la haine.

Le conflit actuel n’a pas été l’occasion d’une manifestation unanime de tous les Slaves ; le sentiment de la fraternité de race s’est manifesté surtout chez ceux des membres de la grande famille qui sont encore opprimés par des peuples ennemis ou isolés au milieu de populations germaniques. Avant-garde du slavisme vers l’Occident, les Tchèques de Bohême et de Moravie, en butte à l’hostilité constante et implacable des Allemands, ont, dès les premiers jours de la guerre, bruyamment témoigné de leurs ardentes sympathies pour les Russes. A Prague, pour implorer les bénédictions du ciel sur les armes russes, une grande cérémonie a été célébrée à l’église orthodoxe, en présence du Conseil municipal et d’une foule immense débordant jusque sur