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plus complet de documens sur l’homme. Nul ne doute alors qu’il ne puisse légitimement étendre à tous ses semblables les observations qu’il a faites sur lui-même, et, en se souvenant de sa propre expérience, remonter jusqu’aux mobiles dont il n’aperçoit autour de lui que les effets. Au XVIIIe siècle, peu à peu se perd cette curiosité morale ; tous les genres littéraires qui en avaient vécu : maximes, caractères, tragédies, éloquence de la chaire, dépérissent ou disparaissent. Peu d’époques ont été aussi étrangères au souci de la vie intérieure. On perd le chemin des âmes. Aussi voit-on naître l’idée contraire à celle de l’universalité des sentimens et de la conformité des natures : on aperçoit poindre le soupçon que peut-être les âmes sont entre elles sans communication, impénétrables l’une à l’autre, destinées à vivre comme des étrangères et à mourir sans s’être connues. C’est déjà ce dont s’inquiète dans son ennui Mme du Deffand. Elle s’est sentie seule au milieu d’une fête qu’elle a donnée et sa rêverie s’est prolongée en une méditation désolée. « J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort qui allaient, venaient, parlaient, riaient sans penser, sans réfléchir, sans sentir... Je pensais que je n’avais parfaitement bien connu personne, que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même. » C’est la même plainte que Musset fera entendre en des termes presque pareils. « Dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartimens secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui, un monde ignoré qui nait et qui meurt en silence. Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » Et c’est elle encore que M. Sully Prudhomme exprimera dans l’une de ses plus pénétrantes Solitudes, par le symbole de la Voie lactée :


Aux étoiles j’ai dit un soir :
« Vous ne paraissez pas heureuses... »
Elles m’ont dit : « Nous sommes seules,
Chacune de nous est très loin
Des sœurs dont tu la crois voisine :
Sa clarté caressante et fine
Dans sa patrie est sans témoin »...
Je leur ai dit : « Je vous comprends,
Car vous ressemblez à des âmes :
Ainsi que vous, chacune luit
Loin des sœurs qui semblent près d’elle,
Et la solitaire immortelle
Brûle en silence dans la nuit. »