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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/466

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il était le plus fier, son autobiographie aurait été, pour notre plus grand profit, sensiblement différente de ce qu’elle est devenue. Il nous apprend en effet que, toute sa vie, il n’a pu s’intéresser à un sujet quelconque que s’il avait à en faire usage pour un travail personnel. Il nous dit, par exemple, que « le sujet du style ne l’a attiré que lorsqu’il a eu lui-même une idée originale sur ce qui constituait la force de l’expression ; mais qu’alors, ayant une théorie à élaborer, il a pris plaisir à lire tous les livres qui se rapportaient au sujet donné. » Que n’a-t-il fait de même quand l’idée lui est venue d’écrire son autobiographie ? Que n’a-t-il essayé tout au moins de jeter les yeux sur quelques-uns de ces ouvrages méprisés où d’autres, avant lui, ont raconté l’histoire de leur vie ! Intelligent et réfléchi comme il l’était, cette lecture ne l’aurait peut-être pas empêché de mettre dans son autobiographie quelques graves défauts qu’il y a mis, et qui tenaient au fond même de son caractère ; mais à coup sûr elle l’aurait empêché d’en faire, au point de vue de la forme, ce qu’il en a fait : un des livres les plus difficiles à lire qu’on ait jamais écrits, un monstrueux monument d’inexpérience et de gaucherie littéraires.

Il nous avertit bien, dans sa préface, « que c’est une fâcheuse nécessité qu’une autobiographie soit toujours égoïste, en nous montrant l’auteur continuellement occupé à parler de soi. » Mais encore aurait-il pu se rendre compte, en lisant d’autres autobiographies, qu’un auteur peut « parler de soi » sans supprimer tout à fait, autour de lui, toute trace des personnes parmi lesquelles il a eu à vivre. Lui, quand il nous apprend que, tel jour, il a fait la connaissance d’un écrivain ou d’un homme politique, presque invariablement il se borne à ajouter qu’il a passé là quelques heures assez agréables, ou plutôt encore qu’il s’est ennuyé, et a eu ensuite une nuit détestable. Des mille pages, fines et serrées, de son récit, il n’y en a pas vingt qui ne soient entièrement consacrées à nous exposer le détail de ses propres sentimens, pensées, ou actions. C’est comme si le reste de l’humanité n’avait jamais eu d’autre rôle, dans sa vie, que de l’importuner et de l’énerver ; et non seulement il ne prend presque jamais la peine de nous décrire personne, sauf quand il a quelque chose de particulièrement déplaisant à nous en signaler : mais, de sa correspondance même avec ses amis, jamais il ne nous cite que des fragmens de ses propres lettres. Si bien que, de page en page, tout au long de ces deux énormes volumes, Darwin et Stuart Mill, George Eliot et Thackeray, cent autres figures mémorables ne nous apparaissent que comme de vagues ombres, entrevues un moment derrière un