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presse rachetait ses tolérances envers les attaques contre l’Empereur par ses sévérités contre les critiques adressées aux ministres. « Certains ministres, ayant personnellement la main dans le bureau de la direction de la presse, établie au ministère de l’Intérieur, causaient aux journaux une terreur sérieuse : tous les jours, un rédacteur de chacune des feuilles de Paris était obligé de venir demander un mot d’ordre à cette direction ; là, on leur faisait comprendre qu’attaquer un ministre était autrement grave que médire de l’Empereur ; que, s’ils parlaient ou ne parlaient pas de telle mesure, louaient ou ne louaient pas tel ministre ou tel personnage, on saurait bien trouver, dans le journal récalcitrant, l’occasion de le frapper, et les journaux s’exécutaient. Il en résultait que l’opinion publique était trompée sur toute chose[1]. »

Du reste, partout l’incohérence de l’arbitraire. Persigny avait été contraint par le Conseil des ministres de donner deux avertissemens pour des articles envoyés par un de ses collègues ; les journaux ministériels refusaient d’insérer des articles qui venaient de l’Empereur, parce qu’ils eussent mérité des avertissemens. Le Conseil d’État, que la Constitution de 1852 avait fait le tuteur du Corps législatif, ne justifiait plus comme au début ce rôle par sa supériorité : devenu l’asile des fonctionnaires vieillis ou des députés démodés, il se montrait maintenant si inférieur à son pupille que celui-ci se révoltait contre sa prépotence légale. Les hommes éminens, qui avaient illustré les commencemens de l’Empire, disparaissaient et n’étaient pas remplacés. Quelques égoïstes, groupés autour de Rouher, n’étant plus tenus en main ou éperonnés par le souverain malade, ne songeaient qu’à s’assurer une tranquille jouissance de leurs emplois ; vieux arbres aux branches et aux racines voraces, ils étouffaient au-dessous d’eux la croissance des jeunes plantes. Un homme de quarante ans n’était à leurs yeux qu’un jeune homme auquel ils voulaient bien, s’il avait du talent, reconnaître de l’avenir, mais auquel ils refusaient l’accès aux grandes affaires, ne tombant, eux, d’un ministère que pour en escalader un autre. Chaque jour s’accentuait une des infériorités du régime autoritaire sur le régime parlementaire : sous le régime parlementaire, le recrutement des nouvelles générations s’accomplit de lui-même ; les jeunes talens

  1. Persigny, Mémoires, p. 410.