état normal qu’en renonçant à la discipline politique sous laquelle nous vivions depuis 1852 et en revenant aux institutions de la paix, c’est-à-dire, à l’action complète des libertés intérieures.
Il était plus difficile de prendre un parti sur les derniers événemens extérieurs. Pendant longtemps, l’Europe civilisée n’avait vu dans l’Allemagne qu’un antre d’où sortaient des reîtres, « dépassant, selon notre Du Bellay, tous les autres en barbarie » ou, selon Machiavel, « d’énormes botes féroces n’ayant de l’homme que la voix et le visage. » Luther, Frédéric, Leibnitz, Bach, Kant, Goethe, avaient forcé les hommes à y voir un des foyers les plus incandescens de l’élaboration intellectuelle. De bonne heure, je lui avais consacré tout ce que me laissait d’admiration disponible le culte de ma patrie et l’affection vouée à l’Italie. Beethoven avait été mon consolateur durant les heures de détresse de ma jeunesse autant que Michel-Ange, Lamartine, Victor Hugo ; j’étais épris du génie poétique de Henri Heine où s’unissent, dans un mélange exquis, la grâce et la finesse françaises à la sentimentalité germanique. J’avais étudié le droit éternel, le droit romain, en grande partie dans les livres de Savigny, et autres ; j’avais attentivement suivi les évolutions de l’hégélianisme ; je m’étais nourri des fortes histoires de Niebühr, Ranke, Gervinus ; à la table où, le dimanche, m’admettait paternellement le grand Arago, j’avais joui de la conversation éblouissante de Humboldt : des relations personnelles, quelques-unes très chères, avaient fortifié ces affinités artistiques et intellectuelles. Je considérais chacune des nations comme l’une des ailes qui portent en haut la pensée humaine. Entre elles je ne voyais plus de frontières intellectuelles ; les frontières matérielles avaient été réglées par un arrangement transactionnel devenu un fait accepté. Troubler cette harmonie, faire couler à côté du Rhin un fleuve de sang plus infranchissable, susciter une haine inextinguible entre deux peuples qui perdaient l’habitude de se haïr, me paraissait une œuvre funeste, anti-civilisatrice, sans profit désirable pour le vainqueur. Et cependant il était d’une évidence obsédante qu’aucune prévision, aucun bon vouloir ne conjurerait cette guerre, si nous n’acceptions pas le mouvement irrésistible en route depuis 1815, qui poussait l’Allemagne divisée à se serrer en une unité politique plus forte sous l’hégémonie de la Prusse. Dès 1821, Chateaubriand écrivait de son ambassade de