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UN PEINTRE AU JAPON.

hommes que j’avais vus partir ? Brûlés par le soleil, les traits ravagés, portant parfois de grandes barbes… Les uniformes d’hiver en drap bien étaient

usés, déchirés, les souliers n’avaient plus forme de souliers ; mais la démarche énergique était celle de soldats endurcis. Non, ce n’étaient plus des enfans, c’étaient des hommes solides, capables de tenir tête à toutes les troupes du monde ; des hommes qui avaient tué, donné l’assaut, des hommes qui avaient souffert ce que l’on n’écrira jamais. Les physionomies n’exprimaient ni joie, ni fierté, les yeux chercheurs regardaient à peine le décor de fête, peut-être parce que ces yeux-là avaient vu trop de choses faites pour rendre sérieux… Les spectateurs semblaient émus d’un changement dont ils devinaient les causes, mais n’importe, les soldats n’en étaient que de meilleurs soldats maintenant !…

Je dis à Manyemon : — Ce soir, ils seront à Osaka et à Nagoya. Ils entendront l’appel, et ils penseront aux camarades qui ne reviendront plus.

Mais le vieillard me répondit avec une gravité simple :

— Peut-être les gens d’Occident croient-ils que les morts ne reviennent jamais ; nous ne pensons pas de même. Les morts japonais reviennent tous, ils connaissent le chemin. De Chine et de Chosen, et du fond de la mer, tous nos morts sont revenus, tous ! Ils sont maintenant avec nous. Chaque soir, ils se réunissent pour entendre les trompettes qui les ont rappelés chez eux. Et ils les entendront aussi le jour où les armées du Fils du Ciel seront dirigées contre la Russie.


Ces paroles lues à neuf années d’intervalle sont saisissantes. Dès lors, le Japon, sans perdre un seul navire ni une seule bataille, avait abaissé le pouvoir de la Chine, créé une nouvelle Corée, agrandi son propre territoire et changé la face politique de l’Orient. Aujourd’hui, la lutte désirée contre la Russie commence dans des conditions qui sont pour exalter encore l’orgueil japonais. Et l’orgueil est toujours dur…

Le Japon s’endurcit, il marche en outre vers un officialisme qui a été la malédiction et la faiblesse de la Chine. Lafcadio Hearn constate à regret que les résultats moraux de la nouvelle éducation occidentalisée ne sont pas à la hauteur des résultats matériels. Jusqu’ici, l’absence relative de tout individualisme égoïste dans le caractère national avait été le salut de l’Empire. Le Japon devait cela aux deux grandes religions qui ont créé et conservé sa puissance morale : le shinto qui enseigne à l’individu le devoir de penser à son empereur et à sa patrie avant de penser ni à lui-même ni aux siens, et le bouddhisme qui lui commande de maîtriser les regrets, d’endurer la souffrance, d’accepter comme une loi éternelle l’évanouissement des choses. Mais elles sont maintenant, ces religions, bien souvent détournées de leur