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III

Le coup de tonnerre de 1870 renversa tout ce qui subsistait de l’ancienne politique européenne. Ce fut comme un éclair brusque qui dissipe les nuages des fictions complaisantes, et illumine jusque dans ses replis le sol tourmenté des nations, le torrent impétueux des ambitions cachées. Tant d’illusions, sur lesquelles on vivait depuis un demi-siècle, se résument dans le mot d’équilibre ! Le système de 1815 consistait à maintenir les peuples dans leurs frontières ou à les y faire rentrer, quand ils en sortaient. Mais celles de la France étaient entamées ; le torrent était déchaîné, nul ne pouvait prévoir où il s’arrêterait. Pendant plus de dix ans, on vécut dans des transes continuelles ; et, ces dix ans passés, il fallut encore s’armer jusqu’aux dents pour rester à peu près tranquille. Non, ce n’était plus cette Europe, sommeillant à l’ombre des institutions parlementaires, jetant de temps en temps des regards distraits sur les autres parties du monde, et dont on disait volontiers qu’elle avait atteint l’âge de la retraite ! Les peuples étaient au contraire en pleine effervescence et leurs appétits réveillés débordaient à l’Orient et à l’Occident. Comme après le partage de la Pologne, chacun s’emparait de ce qui lui convenait le mieux. La Russie reprenait le chemin de Constantinople. L’Autriche, poussée par l’Allemagne, mettait la main sur deux provinces de l’empire turc. Des conflits de doctrine de 1830, des effusions sentimentales de 1848, il n’était plus question. L’âpre génie d’un Bismarck semblait souffler sur toute la planète, et les chefs d’Etat jouaient au Machiavel comme ils s’essayaient à porter le casque à pointe.

Que faisait cependant l’Angleterre dans son île ? Elle fut d’abord tout à la joie de notre abaissement. Les journaux du Royaume-Uni célébraient sur tous les tons la gloire de Jéhovah et le juste châtiment de la France pécheresse.

Toutefois le cabinet de Saint-James ne tarda pas à s’apercevoir qu’il manquait quelque chose à son bonheur. Il ne retrouvait plus à ses côtés cet allié fidèle qui, depuis quarante ans, le suivait docilement partout où il lui plaisait de le conduire. Le traité de Francfort n’était pas encore signé, que la Russie, déchirant celui de Paris, recouvrait sa liberté dans la Mer-Noire.