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de marques de sympathie, mais il resta sombre. D’ordinaire, ses manières cordiales et l’extraordinaire douceur de sa voix harmonieuse le rendaient irrésistible ; on ne le vit plus que réservé et hautain. A la fin de son séjour, lorsqu’il s’agit, selon l’usage, de l’échange des décorations, il dit : « Pour les militaires, oh ! tant que vous voudrez, car j’aime beaucoup l’armée française, et je serai bien aise de le lui témoigner, mais, pour les personnages civils, rien[1] ! » Et, malgré les instances de Lebœuf, il les refusa à tous les civils, sauf quelques rares exceptions. Gortchakof ne partit pas dans des dispositions meilleures. A défaut d’une entente, il eût voulu, du moins, une satisfaction publique de vanité laissant supposer à l’Europe qu’il venait de faire quelque chose d’important. Il désirait la plaque de grand-officier en diamans. On le savait, et on ne la lui donna pas.

La tournure que prit le procès Berezowski acheva de blesser non seulement le Tsar et son ministre, mais la Russie même. Berezowski avait un regard honnête et doux. Il fut imperturbable dans son fanatisme. — « Vous vous croyez donc en droit de tuer le Tsar ? — Oui, parce qu’il a tué mon pays, massacré les femmes et les enfans, envoyé la jeunesse polonaise en Sibérie, et d’un trait de plume condamné tout un peuple à l’exil, à la mort. — Mais ignorez-vous que nul n’a le droit d’attenter à la vie de son semblable ? — Ce n’est pas mon semblable. — C’est votre souverain. — Non, il n’a jamais été mon souverain, et je ne sache pas de nom qu’on puisse lui donner. — Mais Dieu défend de tuer. — D’abord je ne suis pas Dieu, puis Dieu se venge, puisqu’il nous envoie en enfer. En le tuant, je le délivrais de lui-même, et, en le plongeant dans l’éternité, il ne pouvait qu’être plus heureux que sur la terre, où il vit en proie aux remords. J’ai obéi à la voix intérieure de mon cœur. » La défense d’Emmanuel Arago consista à étaler les rigueurs de la répression russe. Le procureur général se défendit de les justifier et se borna à protester contre la théorie de l’assassinat politique. L’accusé obtint des circonstances atténuantes. Il ne fut condamné qu’aux travaux forcés à perpétuité (15 juillet).

Le Tsar vit dans cette indulgence une confirmation du cri de : Vive la Pologne ! Il se montra de plus en plus mécontent de son voyage. De ce moment fut arrêtée dans son esprit la résolution

  1. Récit du maréchal Lebœuf.