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qu’elle se soit interdit, quand c’en était la mode, de se mettre elle-même dans son œuvre. Et en aucun temps elle n’a consenti que l’auteur n’eût pas le droit d’intervenir dans son récit pour juger ses personnages et indiquer de quel côté vont ses préférences. Mais elle a été en quelque sorte indifférente au choix de ses sujets. Elle les a acceptés tels qu’ils s’offraient successivement à elle, au gré des incidens de sa vie, de ses amitiés ou de ses rencontres. Réflexions issues de sa mésaventure conjugale, lyrisme romantique, utopies de réforme sociale, rêves mystiques de celui-ci, théories musicales de cet autre, souvenirs de son Berry, suggestions de son âme romanesque, elle a tout accueilli, comme autant de matières sur lesquelles pouvait également s’exercer sa virtuosité. Elle a ainsi reflété tour à tour les milieux différens qu’elle traversait. Comme Victor Hugo se vante d’être l’écho sonore que Dieu mit au centre de tout, elle se flatte d’être le miroir où passent toutes les images, sauf pourtant la sienne. « Je suis devenue un miroir d’où mon propre reflet s’est effacé, tant il s’est rempli du reflet des objets et des figures qui s’y confondent. Quand j’essaie de me regarder dans ce miroir, j’y vois passer des plantes, des insectes, des paysages, de l’eau, des profils de montagnes, de nuages, et sur tout cela des lumières inouïes, et dans tout cela des êtres excellent ou splendides. » Comment se combinent ces images, au contact de son génie propre, elle l’ignore. C’est un travail qui se fait en elle, mais auquel elle reste comme étrangère. Elle n’a ni théorie générale du roman, ni plan arrêté d’avance pour chacune de ses œuvres. Comme elles ne lui ont pas coûté d’effort, elles ne laissent pas de trace dans sa mémoire. Avant, elle ne les avait pas « voulues ; » après, elle les oublie. «Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, qu’est-ce que c’est que ça ? Est-ce que c’est de moi ? Je ne m’en rappelle pas un traître mot. » Son rôle consiste à prendre une matière quelconque, si médiocre soit-elle, et à la transformer en beaux contes qui se détachent d’elle comme autant de fruits savoureux.

Elle est optimiste ; et c’est en cela que consiste son « romanesque. » Car on lui fait tort, quand on lui refuse le sens de la réalité et le talent de l’observation. Elle ne prenait pas de notes ; mais les impressions reçues s’inscrivaient dans son cerveau et y subsistaient sans se déformer. Elle ne se leurrait pas d’atteindre avec les moyens de l’art aux résultats où mène seul l’emploi des méthodes de la science ; mais, par-là même, elle se préservait d’une cause d’erreur dont les écrivains du XIXe siècle ont été souvent les dupes et qu’on pourrait définir : le mirage scientifique en littérature. Elle n’accumulait pas les documens