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comme s’est achevée la Renaissance, dans l’ivresse des mots, dans l’indifférence à leur contenu. Mais, au lieu que cette période inévitable s’accomplisse entre oisifs rassemblés en cénacles platoniciens, pour qui les choses n’ont de valeur, pour qui les phrases n’ont d’autorité que par une certaine manière délicieuse de les présenter ; au lieu que cette période soit, comme en Italie avant le sac de Rome, le règne d’un maniérisme inoffensif, elle se déroulera, en France, dans Paris où les âmes sont prodigieusement actives, où l’on passionne tout. L’autorité que confère aux mots une certaine manière lapidaire de les dire poussera aux massacres, non plus un seul Lorenzino, instruit et qui s’entend, mais des milliers de sectaires, qui n’ont ni l’intelligence ni le sang-froid qu’il faut pour comprendre ce qu’on leur dit, et qui se croiront tous néanmoins des Brutus. La Déclaration dès-Droits leur a découvert l’homme ; et ils le mettront ainsi en valeur…

L’Apologie de Lorenzino par lui-même est un modèle de cette éloquence meurtrière ; mais bien mieux : elle n’est pénétrée que de cette idéologie. Le mot de La Fayette, que « l’insurrection est le plus saint des devoirs », le cri de Tallien à Robespierre : « Il y a encore des Brutus ! » sont, en moins bons termes, tirés du même humanisme que cette défense habile, d’une composition impeccable, d’un style ferme, clair et pur, sans véhémence, et qu’on dirait impersonnel, n’était le « haïssable moi » qui y est d’un usage obligé. Lorenzino y présuppose hors de conteste ce principe que « la liberté est un bien et la tyrannie un mal » ; il se fait accorder ainsi qu’on doit tuer les tyrans ; d’où il conclut sans peine que les tyrans, de quelque manière qu’on les tue, sont justement tués. Or ce principe n’a point de vérité en soi ; il ne tire sa force que d’un consentement unanime ; il oppose des termes qui ne sont pas du tout comparables ; car le contraire de la tyrannie, c’est exactement l’anarchie, et Lorenzino n’a point voulu dire que liberté fût synonyme d’anarchie, puisqu’il voulait régner après Alexandre. D’ailleurs, Lorenzino présuppose hors de conteste ce principe encore que « vivre en liberté est la vraie vie du citoyen ; » or, vivre en citoyen, c’est, au contraire, vivre en solidarité, c’est être le membre d’un corps, dépendant de lui, et non un tout autonome, isolé et complet. Mais les erreurs initiales de définitions et les pétitions de principes, n’est-ce pas toute la dialectique et toute la morale des tyrans comme de