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comme un levain d’amertume et d’aigreur, pour avoir été poussé, par une contrainte plus ou moins sensible, dans une direction qui n’était pas celle que vous eussiez choisie ; si « vous avez sur cela reçu quelque injustice ; » et de cette injustice, enfin, si la moindre conséquence n’a pas été de vous rendre vous-même injuste pour la mémoire de ceux qui vous ont élevé, « ne vous en vengez pas sur des âmes innocentes ! » Ne dites pas non plus : « Ce que j’ai dû subir, mes enfans le subiront à leur tour, et, puisque, après tout, d’avoir suivi la direction qu’on me donnait, je ne m’en suis pas plus mal trouvé, mes enfans ne s’en trouveront pas plus mal : ma fille d’avoir contracté le mariage que je lui avais préparé, mon fils de s’être engagé dans la profession que je lui avais destinée. » Ne le dites pas ! car vous n’en savez rien ! et vous n’en êtes pas juge. « Un père dans sa famille, dit énergiquement Bourdaloue, n’est pas le distributeur des vocations. » Ce n’est pas à lui d’en décider ; et s’il est chrétien, et qu’il le fasse, il empiète sur le domaine de Dieu. « Toute vocation étant une grâce, il n’y a que Dieu qui puisse la communiquer ; et de prétendre en disposer à l’égard d’un autre, c’est faire injure à la grâce même, et s’arroger un droit qui n’est propre que de la Divinité. »

Ai-je besoin d’ajouter que, de toutes les violences qu’un père puisse exercer sur la liberté de ses enfans, la plus abominable aux yeux de Bourdaloue, c’est celle qui les consacre, en dépit d’eux, et notamment les filles, au service de Dieu ? Rien de plus fréquent, semble-t-il, au XVIIe siècle, et, quoique le passage ne soit peut-être pas inconnu de nos lecteurs, on nous permettra pourtant de le citer.


L’établissement de cette fille coûterait : sans autre motif, c’est assez pour la dévouer à la religion. Mais elle n’est pas appelée à ce genre de vie ! Il faut bien qu’elle le soit, puisqu’il n’y a point d’autre parti pour elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état ! Il faut supposer qu’il l’y veut, et faire comme s’il l’y voulait. Mais elle n’a nulle marque de vocation ! C’en est une assez grande que la conjoncture des affaires présentes et la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu’elle n’a pas cette grâce d’attrait ! Cette grâce lui viendra avec le temps, et quand elle sera dans un lieu propre à la recevoir ! Cependant on conduit cette victime dans le temple, les pieds et les mains liés, je veux dire dans la disposition d’une volonté contrainte, la bouche muette par la crainte et le respect d’un père qu’elle a toujours honoré. Au milieu d’une cérémonie, brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre, et