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Il a été stupéfait par l’Impérialisme, où il ne voyait qu’une résurrection barbare de l’esprit militaire, et indigné par la guerre des Boers. Il semble que sa longue expérience l’a de jour en jour désabusé, et c’est assurément dans cette amertume, dans le découragement profond de son cœur d’Anglais, qu’il faut chercher la raison de ses oscillations politiques, si souvent signalées. Il est naturel qu’il ait changé d’opinion sur beaucoup de points, comme sur la propriété, au cours d’une vie si diverse et si remplie d’observations. Mais, ce qui est curieux, c’est le sens même de ses variations. La réalité qui frappait ses yeux et qui les attristait a fini par l’emporter sur la logique de son esprit : il a abouti à une conclusion pratique directement en opposition avec sa doctrine générale.

Ainsi L’Individu contre l’État est, comme le titre l’indique, un procès fait à l’État au nom de l’individu. Mais, en réalité, l’état dont parle ici Spencer est bien particulier ; c’est le Parlementarisme anglais des alentours de 1880, au moment où l’influence latente ou visible du communisme va grandissant en Europe et en Angleterre ; c’est le trade-unionisme, le mouvement coopératif et syndical, la popularité croissante d’Owen. Spencer est agacé. À l’exaltation interventionniste, à cette agitation idéaliste et attendrie qu’avait déchaînée Carlyle et de laquelle était née la législation industrielle destinée à supprimer la misère, Spencer prétend opposer l’impassibilité scientifique, la prudence positive, l’expérience réfléchie. Il n’a pas de « pitié » sociale, lui, parce qu’il sait que la société ne peut aller à l’encontre de la nature ni de cette loi générale d’après laquelle « une créature qui n’est pas assez énergique pour se suffire doit périr. »

Il sait aussi, par l’évolution qui lui a enseigné la continuité des choses et la complexité suprême de la vie sociale, tous les dangers de la législation. Dès qu’on légifère, on ne sait plus où l’on s’arrête ; la mesure prise dépasse toujours dans ses effets le terme prévu ; l’illusion de supprimer les maux vient seulement de ce qu’on en change la place et l’apparence. L’Administration, comme un organe qui se différencie, doit aller en se spécialisant dans son rôle négatif de surveillance et de justice, car à mesure qu’elle devient représentative, elle devient aussi plus impropre à toute action positive.

Spencer, affirmant qu’il n’est pas anarchiste comme Proudhon, se défend d’être un « nihiliste administratif, » mais il