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conditions de toute existence et de tout progrès. Pour maintenir une intégrité illusoire, elle s’est usée à lutter contre l’inéluctable, dans une opposition stérile, sans espoir et sans issue. Ainsi s’explique la tristesse dont ses chants sont empreints, — tristesse, non point révoltée ni farouche, mais plaintive et résignée, comme il convient à des natures douces, passives, « essentiellement féminines. » Une sensibilité toute en profondeur, une imagination exaltée jusqu’au vertige, voilà ses dons. Ce sont les dons d’une race élégiaque, d’une race lyrique. « Dans le grand concert de l’espèce humaine, dit Renan, aucune famille n’égala celle-ci pour les sons pénétrans qui vont au cœur. »

Mais n’est-ce pas nous avertir par-là même que le génie dramatique lui est totalement étranger ? Et, si l’art du théâtre est, de tous les arts littéraires, le plus objectif, le plus impersonnel, si la première vertu qu’il exige du poète, c’est la faculté de réaliser en soi, puis de projeter au dehors, en autant de créations distinctes, les « dix mille âmes » dont parle Coleridge à propos de Shakspeare, n’est-il pas évident a priori qu’un tel art n’a pu qu’être ignoré d’une race toute subjective, d’une race qui n’a jamais su, de l’univers, que sa propre âme et qui s’est enivrée de ses songes au point de les tenir pour la suprême, pour l’unique réalité ? La conclusion, en effet, s’impose. Mais il reste à vérifier dans quelle mesure cette race est bien telle qu’on nous la dépeint.

Non pas, certes, que l’admirable étude de Renan ne soit vraie, d’une vérité générale. Nul n’était mieux qualifié que lui pour saisir et fixer jusqu’en leurs plus délicates nuances les caractères d’un groupe ethnique dont il demeurera probablement le type le plus achevé et, comme on dit, le plus représentatif. Mais, précisément parce qu’il fut une expression si complète de sa race, — c’est-à-dire de la plus individualiste des races, — il n’a pas été sans pécher plus d’une fois par excès d’individualisme. Volontiers il se mire lui-même dans l’histoire ; volontiers il prête aux figures qu’il anime les traits de sa riche personnalité. Ou je me trompe fort, ou il a pareillement défini l’âme celtique d’après un modèle tout intérieur et tout personnel. Voyez les mots qui reviennent sans cesse sous sa plume : voluptés solitaires de la conscience, charmante pudeur, grâce de l’imagination, délicatesse de sentiment, idéal de douceur et de beauté posé comme but suprême de la vie, tout, jusqu’à cette féminité qui lui