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s’ils ont donc cessé de parier aux courses et de s’attarder dans les cafés, pour se consacrer à instruire le peuple et hâter l’avènement du bonheur universel, ce n’est pas moi qui les en blâmerai. Mais comment cette nouvelle espèce de curiosité ne créerait-elle pas des obligations nouvelles au romancier dont le premier souci est de se mettre au goût du jour ? Comment le public ne chercherait-il pas le reflet de ces préoccupations dans des livres destinés justement à lui présenter sa propre image ?

Aucun genre, non pas même le théâtre, ne subit, autant que le roman, l’influence de l’atmosphère et du milieu. Nous en aurions aisément la preuve en constatant que les époques où on a vu le roman social apparaître dans notre littérature, sont précisément celles où la société a présenté des conditions analogues à celles d’aujourd’hui. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que la société craque de toutes parts, c’est dans les salons que se propage la doctrine qui en prépare la ruine définitive ; on a cessé de s’y passionner, comme au siècle précédent, pour un sonnet ou pour une tragédie ; mais on fait cercle autour des philosophes, on fait fête à chacun des dogmes d’une religion qui commence de s’opposer à l’ancienne. Aussi bien le roman, qui jusqu’alors ne s’était proposé comme objet que d’analyser la passion ou de peindre les caractères, s’adjoint la discussion des questions de morale sociale. Le livre qui obtient alors le plus prodigieux succès, et qui non seulement défraie toutes les conversations mais bouleverse les âmes, c’est la Nouvelle Héloïse ; et dans les pages de son fameux roman, Jean-Jacques Rousseau n’a pas mis moins de philosophie, de morale, de politique et d’utopie que dans ses discours ou dans ses traités. Au surplus, ce qui en a fait alors la vogue et qui lui a assuré une valeur durable, c’est la somme de pensée que son auteur y a fait tenir, assignant, lui le premier, au roman un rôle auquel on ne l’avait pas encore employé, et le rendant, autant qu’aucune autre forme littéraire, propre à l’expression des idées. Au XIXe siècle, la période qui va de 1840 à 1848 est également marquée par une abondante fermentation des esprits. Des Salentes s’édifient en vingt cerveaux chimériques. Le socialisme, si éloigné qu’il pût être des doctrines où nous le voyons se figer aujourd’hui, hante déjà les imaginations et sert de thème à d’ardentes discussions. C’est alors qu’on voit le roman quitter le mode analytique ou lyrique pour faire concurrence à ces autres romans que composaient les bâtisseurs de cités idéales. C’est entre ces années que George Sand écrit ses Compagnon du tour de France et ses Meunier d’Angibault, et que Victor