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toutefois, n’est pas sans défaut : car cinq ou six pièces y manquent qu’on aimerait à y voir, tel portrait de l’Arétin d’une collection romaine, la Vénus de Dresde (dont on ne peut nier que Titien en ait peint au moins une partie), et les belles gravures qui nous gardent le souvenir d’ouvrages perdus, comme le Triomphe de la Foi de 1508, les Onze Césars de 1538, ou ce touchant portrait, gravé par Van Dyck, qui montrait le vieux Titien serrant contre lui sa chère Lavinia, avec une tête de mort au premier plan du tableau ; et, en revanche, bien des pièces y figurent qui sont probablement des copies, ou des travaux d’atelier, ou peut-être des faux. Le recueil n’est point parfait, et, certes, c’est grand dommage ; mais, sur les 300 peintures qu’il reproduit, 150 pour le moins sont d’une authenticité absolue, et on nous les offre à la suite, par rang de dates, depuis les joyeuses et vibrantes Conversations de l’adolescent jusqu’à la tragique Pieta, laissée inachevée. Soixante-dix années d’un travail ininterrompu se déroulent devant nous, nous initiant mieux que tous les discours à ce qu’a été l’œuvre de Titien : et, du même coup, nous y découvrons ce qu’ont été son âme et sa vie ; et nous comprenons pourquoi son regard, dans ses portraits, est à la fois si inquiet et si triste, comme s’il s’obstinait à vouloir saisir une ombre insaisissable.

Ce qui frappe au premier coup d’œil, dans cette revue d’ensemble de l’œuvre de Titien, c’est que le style du maître se transforme de proche en proche, par une évolution presque continue, et, en conséquence, à peine sensible. Qu’au Louvre, par exemple, on considère tour à tour la Vierge avec les trois saints, l’Allégorie d’Avalos, et la Flagellation : on croirait voir l’œuvre de trois maîtres différens, — tous trois, en vérité, d’un égal génie ; et cette impression sera ressentie plus vivement encore en présence d’œuvres de dates plus diverses, à Vienne, notamment, ou à Madrid, ou à la Villa Borghèse, qui nous montre côte à côte l’Amour sacré et l’Amour profane, l’Éducation de l’Amour, et le Saint Dominique. Mais dans la suite complète de l’œuvre de Titien ces styles différens s’engendrent l’un l’autre par des degrés si lents et si réguliers qu’on ne saurait dire au juste où s’arrête l’un et commence l’autre. De jour en jour, à travers les soixante-dix ans de sa carrière de peintre, Titien a poursuivi un idéal toujours en formation, ou plutôt toujours en transformation, se modifiant sous ses yeux au fur et à mesure qu’il pensait l’atteindre.

Et ce n’est pas tout. Si l’on essaie ensuite de se rappeler d’autres œuvres de maîtres italiens de la Renaissance, on s’aperçoit qu’une dizaine au moins d’entre eux, successivement, ont exercé sur Titien une