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La Résidence russe, ou, comme on l’appelle encore quelquefois devant le monde, le Consulat, est un yamen comme tous les autres, plus délabré même que ceux que j’ai visités le matin, et son intérieur n’a pas beaucoup plus de confortable ni de luxe. C’est un camp plutôt qu’un foyer ; il n’a de meubles que le strict nécessaire, sans qu’on ait rien fait pour le rendre joli ou agréable à l’œil. La seule exception est la vaste table, qui semble être mise en permanence ; elle est couverte d’autant de petits plats que celle du mandarin, mais au lieu de contenir des fruits et de la canne à sucre, ils sont remplis de hors-d’œuvre tels que caviar, harengs, saumon fumé, concombre, et toutes les innombrables variétés de la fameuse « zakouska » nationale. Et il y a une quantité de bouteilles, telle que je n’en ai jamais vu, autant que la table en peut tenir, avec des vins de Crimée, des liqueurs de baies de sorbier et autres, et du vodka. Tandis que les convives, assis autour de cette table, fument sans interruption des cigarettes parfumées, causant de leurs affaires de famille et de leurs logis lointains, on peut à peine se figurer que les plaines illimitées de la Sibérie les séparent des rives de la Neva. Le groupe que j’ai sous les yeux est si typique, avec ses clartés et ses ombres, que j’aurais pu me croire tombé dans la « nichée de gentilshommes » de Tourguéniew.

Mon séjour à Moukden fut incontestablement du plus haut intérêt. Non seulement la ville elle-même, ses monumens fameux et son étrange peuple suranné, mais la situation actuelle, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, offrent un champ illimité d’observations. Mandarins chinois et généraux russes, Cosaques et coolies, comme tout cela se mêle en groupes incohérens ! Qu’apportera l’avenir ? Voilà certes un fascinant problème. La Mandchourie sera-t-elle plus prospère sous le nouveau régime ? Le peuple s’élèvera-t-il à un plus haut niveau ?… Au moment où je dis adieu au seuil désolé de la mission incendiée, je me demande quand elle sera reconstruite et quand les martyrs qui sacrifièrent leur vie pour secourir les orphelins et les enfans abandonnés, seront remplacés… Je me retourne pour voir une dernière fois la place que vraisemblablement je ne reverrai plus jamais. J’aperçois encore dans le lointain la silhouette lugubre du clocher à demi ruiné qui se dresse comme une protestation émouvante contre l’intolérance humaine et l’aveugle persécution.