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porte. Il erra pendant deux jours ; et, le 27, exténué de fatigue, tenaillé par la faim, il entrait à Clamart dans une auberge où, ses allures ayant paru suspectes, il était arrêté. Il fut écroué à la prison de Bourg-la-Reine, et, le 28, on le trouvait mort dans sa cellule. On raconta qu’il s’était empoisonné avec un mélange de stramonium et d’opium que Cabanis lui avait donné, et qu’il portait sous le chaton d’une bague. Les premières gravures que nous possédions sur la mort du philosophe, et qui datent de 1795, reproduisent déjà en bonne place les accessoires obligés du drame : la bague et le verre d’eau. M. Cahen remarque que dans le rapport de l’officier de santé, la mort est attribuée à une congestion sanguine ; jamais Cabanis n’a parlé de son présent ; Mme de Condorcet et ses proches n’ont jamais émis l’hypothèse d’un suicide ; enfin Condorcet avait été fouillé et dépouillé de tout ce qu’il possédait. D’autre part, l’hypothèse de la mort naturelle n’a contre elle aucune impossibilité : Condorcet avait toujours été débile : sa santé, très ébranlée, avait eu beaucoup à souffrir de la longue réclusion chez Mme Vernet. Il se peut qu’il n’ait pas eu la force physique de résister aux émotions de ces dernières journées. Et ce serait donc encore une légende à rayer de l’histoire.

Ensuite, cette apothéose que Sainte-Beuve trouvait imméritée, on est en train d’en décerner les honneurs à Condorcet. On s’est beaucoup occupé de lui, en ces derniers temps, et ses panégyristes ne nous ont pas caché que leur intention fût de réparer à son endroit l’injustice de l’histoire et l’ingratitude de la postérité. Il paraît que nous ignorions Condorcet et que nous le méconnaissions. Il est fâcheux que les deux études qui viennent de lui être consacrées, et qui ont paru à quelques mois de distance, soient si compactes, si lourdes et d’une lecture si rebutante. La plus longue, celle de M. Frank Alengry, est incontestablement celle où l’enthousiasme déborde avec le plus d’intempérance. Après avoir salué en Condorcet le guide de la Révolution française, le théoricien du droit constitutionnel, le précurseur de la science sociale, le maître enfin de la pensée contemporaine et l’initiateur des temps modernes, M. Alengry est pris d’un scrupule : il craint de n’en avoir pas assez dit. « Condorcet est-il seulement une gloire française ? N’est-il pas encore une gloire de l’Humanité ?… Condorcet n’a occupé personnellement qu’un point du temps et de l’espace ; mais par ses travaux il embrasse tous les lieux… » S’étonner que des hommes de la taille de Condorcet n’emplissent pas « personnellement » tout le temps et tout l’espace, ô dévotion ! voilà bien de tes coups.