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européenne lui faisait l’effet d’un champ clos, dans lequel la France révolutionnaire s’escrimait contre les aristocraties ; son éloquence, dans ce duel, paradait à côté de la France, et signalait à l’Europe atterrée la portée de nos victoires.

« Pleurez, despotes ; peuples, réjouissez-vous ! Le volcan, qui crachait la lave sur les défenseurs de votre liberté, est éteint. » Cette apostrophe, lancée par Goerres à la fin de 1797, annonçait que Mayence était retombée aux mains de la France. Entre le pays des despotes et la terre de la Liberté, le pont était coupé : Goerres exultait ; il lui semblait que le Rhin séparât deux mondes. Mayence française, c’était aussi, pour lui, la fin du Saint-Empire : il dressait l’acte de décès de l’auguste défunt.


Le 30 décembre 1797, à trois heures de relevée, est mort à Ratisbonne, à l’âge de 955 ans, 5 mois et 28 jours, doucement et pieusement, après épuisement complet et apoplexie, en pleine conscience de lui-même, et muni de tous les saints sacremens, le Saint-Empire romain, de douloureuse mémoire.


Et il racontait sa naissance à Verdun, « certain jour où brillait au zénith une comète à queue, grosse de malheurs, » et son éducation par des camériers qui s’appelaient les papes ; puis comment, canonisé dès sa jeunesse, il était, à l’époque des croisades, devenu fou ; et comment, rétabli par un austère régime, il avait, au moment de la guerre de Trente ans, souffert de violentes hémorragies. L’historique se poursuivait, déroulant comme une sorte de tragi-comédie tout le passé du vieil Empire, et charriant en un torrent, avec ce cadavre solennel, tout un amas de métaphores insultantes, de plaisanteries empanachées, d’invectives goguenardes. Puis soudain, faisant trêve aux bouffonneries, Goerres ouvrait le pli qui renfermait les dernières volontés ; il y lisait le nom d’un exécuteur testamentaire, le général Bonaparte. C’est vingt-deux mois avant Brumaire et sept ans avant Austerlitz, qu’il jetait sur le papier cette prophétique ironie. Dieu la prit au mot ; et sur l’ordre de l’exécuteur testamentaire que ce jeune homme avait désigné, les chancelleries du monde, en 1806, enregistreront, en leur style à elles, l’acte de décès rédigé en 1797 par Goerres.

Rome, à son tour, devenait française ; et Goerres sonnait le glas de l’autre grand pouvoir qui s’était partagé et disputé avec l’Empire l’hégémonie de la chrétienté.