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moralité supérieure. La rivalité sociale cède ainsi de plus en plus la place à la mutualité sociale des services ; elle tend même, nous l’avons vu, à être une forme de service mutuel : chacun a un intérêt final à ce que les autres soient ses émules et, par cette émulation, augmentent la somme de bien commun. Quant à la compétition destructive, qui aboutit à l’élimination rapide ou lente des moins bien adaptés, elle voit son champ se rétrécir sans cesse et se reporter vers les portions inférieures de l’humanité, qui sont restées en arrière de la civilisation. Quand même la loi de nature serait vraiment de « s’entre-manger, » ce qui est faux, l’association, la division du travail et la coopération intelligente sont destinées à entraver l’accomplissement de cette loi. On ne peut donc pas, avec les darwinistes et les nietzschéens, représenter la société humaine, comme étant par elle-même une forme de la lutte pour la vie ; elle est, au contraire, un moyen de lutter contre la lutte pour la vie.

Le progrès des sociétés, surtout modernes, est dû non à la force brutale, mais à la force des idées, qui elles-mêmes enveloppent un accord avec les choses et avec les hommes, non une simple opposition ou une lutte. On peut sans doute appliquer encore aux idées mêmes, aux idées-forces, certaines lois de Darwin : concurrence, variation heureuse, sélection finale et adaptation au milieu. Nous l’avons fait tout le premier. Un darwiniste anglais, M. Alexander, l’a fait également. Mais, il ne faut pas confondre, et nous n’avons jamais confondu, pour notre part, une lutte d’idées, avec une lutte d’animaux, pour la vie. Un conflit d’idéaux ou d’idées-forces n’a rien de violent par lui-même, quoiqu’il puisse, par accident, entraîner des violences de langage ou d’action. Bien plus, la violence est ordinairement le meilleur moyen pour empêcher ici la victoire. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont-elles vraiment répandu dans l’Europe les « idées nouvelles, » comme on nous le répète sans cesse ? De nos jours, nous voyons les principes démocratiques, et même certaines idées socialistes, se répandre d’une manière irrésistible au sein de toutes les nations, en Amérique comme en Europe ; est-ce par la guerre et la violence qu’elles envahissent ? Non, et leur invasion, qui n’a rien de darwinien, n’en est que plus irrésistible.

M. Alexander, après Platon, a justement dit que la politique est une sorte de microscope pour étudier les phénomènes de l’ordre moral. Eh bien ! considérez la manière dont se fait une