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Les fanatiques du combat universel oublient d’ailleurs que toute lutte implique une dépense et une perte d’énergie vitale, comme toute collision et tout frottement dans les machines impliquent une perte de force vive. Par cela même que la vie tend à son maximum de développement et d’énergie, comme le soutient Nietzsche avec Guyau, elle doit tendre à s’affranchir du conflit pour adopter un mode d’action qui, au lieu de tourner les diverses forces l’une contre l’autre, les fasse converger vers un même but. Dès lors, l’évolution n’a la lutte ni pour fin, ni pour unique moyen ; elle ne la subit, au contraire, que comme une nécessité plus ou moins provisoire, elle la remplace, partout où il est possible, par la coopération. Voilà le véritable résultat des observations scientifiques, contre lequel ne peuvent rien tous les poèmes de Zarathoustra.

C’est seulement quand vous vous rapprochez de l’état de nature, où vit la brute, que vous voyez l’être vivant exposé « à ne pas assez manger et à être mangé lui-même. » Là règne vraiment le combat pour la vie. Mais le progrès élève de plus en plus haut le plan de la compétition, en le reportant sur des objets moins directement nécessaires à la conservation de la vie matérielle. Le but est d’atteindre un plan assez élevé, pour que celui qui y obtient le succès soit, en même temps, le meilleur, le meilleur en soi, le meilleur pour les autres, si bien que son succès personnel soit utile à tous.

Traiter la morale d’après les lois de la vie animale, c’est oublier qu’il s’agit de l’homme et qu’il s’agit aussi de la société humaine, qui est pour ainsi dire à deux degrés de distance de la bête. L’éthique animale elle-même n’a pas la brutalité que les darwinistes voudraient installer parmi les hommes. Des différences capitales n’en subsistent pas moins entre hommes et animaux. Ceux-ci ne luttent guère et ne coopèrent que pour vivre ; si, par surcroît, ils se développent, ce développement n’a pas été un but, mais un effet concomitant, qui s’est produit indépendamment de leurs prévisions. Au contraire, les hommes ne luttent pas seulement et ne s’unissent pas seulement pour vivre ; ils le font pour vivre mieux et se développer. Et ce mot de mieux implique sans doute une plus grande somme de joies ; mais, comme ces joies sont celles d’un être intelligent et aimant, le mieux implique aussi un développement de l’intelligence et de l’affection. En conséquence, ce n’est plus la simple lutte animale