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autre parti pris, qui s’enracinera tellement en son âme que, lorsque plus tard des recherches de bibliothèque le ramèneront à Paris, il souffrira de cette nécessité comme d’un fléau.

« Il est certain, sans démenti possible, écrivait-il en 1800, que le but de la Révolution est complètement manqué. » Goerres, à cette date, ne croit plus à la France. « Le citoyen du monde, dit-il, continue de suivre la France en sa carrière ; mais c’est seulement parce qu’il s’intéresse, encore et toujours, à la destinée d’une si grande fraction de l’humanité ; ce n’est plus, comme jadis, que la destination du genre humain soit aux mains de la France ; ce n’est plus qu’on la voie occupée de l’idéal le plus élevé qui nous puisse occuper ici-bas ; ce n’est plus qu’on attende d’elle l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire du monde. » Sa déception s’exacerbe, s’enfielle, et son fiel se déverse en outrages : la liberté, telle que les Français la conçoivent, n’est plus à ses yeux qu’une « liberté vêtue de soie et de gaze, qui fait l’usure avec ses charmes ; » la science française n’est pas un système, mais seulement un bouquet de fleurs fait à l’aventure ; et Goerres secoue sur la France, aussitôt quittée qu’entrevue, tantôt son insulte et tantôt son mépris. Le pacte autrefois conclu entre l’humanité et la France, pacte au nom duquel le jeune Goerres nous livrait toute la rive gauche du Rhin, est désormais dénoncé ; c’est en vertu d’argumens tirés de leur propre intérêt et non plus, comme naguère, en vertu d’argumens tirés de l’intérêt de l’humanité, que les Rhénans peuvent encore tolérer de rester dans notre orbite.

Mais par un frappant contre-coup, qui prouve combien le culte de notre pays faisait partie intégrante du système philosophique du jeune Goerres, sa foi dans l’Humanité vacille en même temps que sa foi en la France. « Il a fallu que le passé des expériences fût bien lourd, écrit-il en cette même année 1800, pour que je reconnusse que la génération présente est perdue pour la liberté ; que toute la force, tout le capital de vies humaines et de bonheur humain qui se dépensèrent pour cette génération, est une force morte, un capital mort ; et que ce capital ne donne pour l’instant aucun intérêt et ne donnera dans l’avenir qu’un médiocre profit. » Et de Paris même, en une lettre privée, il expose le deuil de son âme : « Il y eut un temps où je regardais les hommes, même au point de vue moral, comme de véritables antiques, comme des idéaux. plus ou moins accomplis ; c’en est