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tantôt elle vacille, paraît s’éteindre dans des flots de fumée, tantôt elle s’élève en triomphe et remplit l’espace de sa large nappe pure. La critique peut discuter cette poésie, où il n’est pas difficile de relever des imperfections ; le lecteur ne résistera guère à son entraînant ascendant. On trouvera qu’elle manque d’art, si l’on pense à la splendeur des rythmes, à l’impeccable ordonnance d’un Carducci, ou bien à la richesse verbale, métaphorique et décorative d’un d’Annunzio. Elle ne plonge pas, comme celle de ces deux grands maîtres, dans un fonds séculaire de littérature dont elle s’est assimilé toutes les sèves, dans une tradition dont elle possède toutes les ressources et qu’elle continue en l’enrichissant. Elle existe en soi, avec ses défauts, elle tire tous ses moyens d’elle-même, elle vaut par l’intensité des sentimens extrêmes qu’elle revêt de formes souvent frustes, par l’ardeur directe de sa sincérité, par sa fougue populaire qui ne mesure pas ses effets.

Il faut rappeler qu’Ada Negri était, il y a une dizaine d’années, maîtresse d’école dans un bourg de la Lombardie, Motta Visconti ; elle y contemplait le monde à travers les journaux que lui envoyait un admirateur milanais[1], car déjà quelques-uns de ses vers, publiés dans une petite feuille, avaient attiré l’attention. L’éclatant succès de son premier recueil, Fatalité (1893), l’amena à Milan, où un prix de poésie et une situation meilleure dans l’enseignement lui assurèrent l’existence. Un second recueil, publié en 1896 sous le titre de Tempeste, reçut un accueil presque aussi enthousiaste. Ces deux volumes la rangèrent parmi les poètes de la révolte, — ou plutôt de la souffrance sociale. Et voici que, peu de temps après la publication de Tempeste, on apprit qu’elle épousait un riche industriel, M. Garlanda, — c’est-à-dire qu’elle passait du « peuple » à la « bourgeoisie. » L’événement fit quelque bruit : on se demanda ce qu’il en allait advenir de ce talent si franchement populaire, qui jusqu’alors avait trouvé dans les frissons de la misère ses inspirations les plus émouvantes ; on supposa que la flamme s’éteindrait dans la maison prospère. Huit années se passèrent. Les soucis de la famille, une longue maladie, la perte d’un enfant, arrêtèrent, ou du moins ralentirent l’œuvre si vaillamment entreprise. Mais le nouveau volume, qui vient de paraître, nous montre que les circonstances n’ont pas sensiblement modifié l’âme d’Ada Negri : elle ne s’est point « embourgeoisée ; » elle a gardé sa ferveur, ses aspirations, son ardeur, son extraordinaire puissance

  1. Mme S. Bisi Albini, préface de Fatalità, p. XII.