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que l’on pourrait appeler le chef de cabinet de la Sainte-Alliance.

Gentz ramasse en sa personne tout ce qu’il y avait de contradictions intimes dans l’esprit de la Sainte-Alliance : l’idée religieuse, dont il n’a cure pour sa conscience, est exploitée par sa politique ; il estime la foi comme une sorte d’opium, qui garantit le repos et le sommeil des humbles, indispensable à la sécurité des puissans. Au nom de cette idée que toute réforme, dans l’Église comme dans l’Etat, doit venir des autorités constituées, il condamne le protestantisme ; mais, pour lui-même, il reste protestant. « Jamais la religion, écrit-il à Müller, ne sera rétablie comme foi, si elle n’est pas d’abord, auparavant, rétablie comme loi. Car c’est seulement comme loi qu’elle peut fonder une foi d’obéissance, même chez ceux-là qui étaient ou sont devenus réfractaires pour la foi directe. » Tel est le principe, dont on ne saurait dire s’il affiche plus de dédain pour l’idée religieuse ou pour l’intelligence humaine ; il ravale la religion à n’être qu’un outil de gouvernement : libre à l’Eglise de réclamer la foi directe ; ce que l’État de la Sainte-Alliance veut procurer à l’Église, c’est la foi d’obéissance, commandée par la légalité.

Adam Müller est aux antipodes de son ami. Il lui explique ce qu’est la foi, quelles en sont les connexions avec l’ensemble des choses humaines, et de quel droit elle doit pénétrer dans toute la vie sociale. Gentz proteste, il crie au paradoxe : « Vous désirez la foi aux plus profonds mystères de la révélation, repli-que-t-il à Müller, et cela dans un siècle où c’est presque seulement encore par procédé qu’on pose Dieu. » Sans sourciller, le mot est lâché ; il définit, avec une inconsciente crudité, la politique religieuse de Gentz : Dieu, pour la Sainte-Alliance, estime donnée, et c’est « par procédé » qu’on « pose » cette donnée ; et ce sera tant pis pour Dieu, pour le Dieu de l’Église, si ce genre d’exploitation nuit à sa popularité, et si, fragile comme une, hypothèse, il devient ensuite importun comme un gendarme. Müller, au contraire, n’introduit pas Dieu « par procédé ; » il le salue comme l’auteur et la cime de toutes choses, comme celui dont tout dérive ; et son système philosophique et politique n’est en quelque sorte que l’idée de Dieu en acte. Alors Gentz s’effraie de tant de métaphysique :

Vous m’apparaissez, signifie-t-il à Müller, comme un homme qui, perché sur une haute tour isolée, inaccessible, offrirait un somptueux régal auquel