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radical en sens inverse, cela mérite que vous le pesiez encore une fois devant votre conscience.


Mais Müller ne vient pas à résipiscence : il y a en lui, à côté du fonctionnaire appointé par l’Autriche, un spéculatif qui se laisse traiter d’excentrique, mais qui ne se tait pas. Au fond, Gentz et les politiques de son école n’aiment aucune idée, pas plus l’idée catholique que l’idée radicale : toute pensée leur fait peur, même la pensée qui regarde Dieu. Ils essaient de faire mentir l’axiome, que les idées mènent le monde. Millier, lui, croit à cet axiome : il indique à son correspondant que la lutte sera entre la conception radicale et sa conception théocratique, à lui Müller, et que la faiblesse de la Sainte-Alliance est d’avoir peur de celle-ci comme de celle-là. Il y a un faux droit naturel, un faux droit d’Etat, un faux droit des gens, de faux principes politiques : la Sainte-Alliance en laisse subsister toutes les conséquences ; de quel droit se plaint-elle, ensuite, que des universitaires plus logiques déduisent de ces erreurs tout un cortège d’erreurs nouvelles ? Elle s’attaque à ces Universités, elle les veut détruire. Müller laisse prévoir à Gentz que, dans la guerre contre les intelligences, la Sainte-Alliance sera vaincue ; au lieu de calomnier la jeunesse allemande, on devrait se rendre compte qu’elle est sérieuse, sobre, morale ; au lieu de croire qu’on a tout fait lorsqu’on a surveillé policièrement les chaires où elle s’imprègne de la notion révolutionnaire de liberté, on devrait la mettre à même de recueillir la vraie science positive et de se familiariser avec l’ « idée chevaleresque de la liberté dans l’obéissance ; » au lieu de fixer des limites factices à l’activité de l’esprit, on devrait donner un enseignement positif. Mais les gouvernemens craignent les « vérités morales positives » (ce mot revient sans cesse sous la plume de Müller). Elles s’insurgeraient, ces vérités, contre leurs caprices quotidiens, dont une liste civile garantit pour l’instant la sécurité ; les chimères philosophiques des radicaux ne menacent que l’avenir. La morale, elle, est une gêneuse immédiate et quotidienne ; même contre ces chimères, on ne tient pas à lui donner la parole.

A l’origine de cette politique mesquine et négative, où s’enlize la Sainte-Alliance, Müller entrevoit et maudit deux influences, celle du droit romain et celle d’Adam Smith, celle de l’abstraction juridique et celle de l’absolutisme économique, masqué du