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mélodrame en est bien la preuve. Il lui faut des spectacles violens pour secouer ses nerfs et lui donner l’agréable frisson de la peur, des scènes sentimentales pour ménager un écoulement à ce trop-plein d’émotion facile qui est en elle, des intermèdes de drôlerie pour reposer son attention. Et partout le public est foule. Le système du drame anglais au XVIe siècle est donc un système composé non pas du tout à l’image de la foule anglo-saxonne, mais à l’image de toutes les foules. C’est celui des Mystères, tel qu’on le retrouve dans l’Europe tout entière ; c’est celui des mélodrames de tous pays et de toutes langues. Système très défini d’ailleurs, qui a ses règles, ses procédés, ses formules et ses lieux communs.

Or en présence de ce système, à Londres même et au temps de Shakspeare, il y en avait un autre : celui des lettrés, celui des critiques et celui aussi de certains dramaturges, dont la renommée était à peine inférieure à celle de Shakspeare. Les tragédies de Sénèque avaient été traduites et étaient imitées. « Tous les critiques littéraires anglais sont unanimes à louer l’art classique ; la Renaissance a étendu ses enseignemens à la grande île et fait accepter son idéal par les connaisseurs et les gens de savoir. » Et c’est de cet art savant, choisi, soucieux de l’observation et de la vérité, que Ben Jonson défendait les principes contre Shakspeare dans les discussions ou ils bataillaient à la Sirène. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’en Angleterre comme en France, deux systèmes étaient en présence : l’un qui consiste à modeler l’art dramatique sur les secrets désirs du public, l’autre qui consiste au contraire à imposer au public un art qui se recommande de la raison, s’adresse volontairement à l’esprit non aux sens, élimine les élémens de plaisir vain ou de basse curiosité. Entre les deux systèmes, Shakspeare put choisir librement. Il se prononça pour le premier, parce que plus ou moins confusément il le sentait en accord avec les tendances de sa propre nature. Il lui donna la consécration de son génie. Grâce à lui, le système dramatique du moyen âge, qui allait périr sans avoir, ni en Angleterre ni en France, atteint à la forme littéraire, entre enfin dans la littérature et s’épanouit dans un splendide rayonnement d’art. L’œuvre propre de Shakspeare consiste à avoir fait jaillir de l’ancien théâtre la valeur de littérature que des siècles de gestation, des centaines d’œuvres et la longue collaboration du public et des auteurs y avaient peut-être préparée, mais sans parvenir jamais à l’en dégager. Lui seul a su tirer parti d’élémens qui jusqu’alors étaient restés sans mérite d’art, qui plus tard devaient tomber dans la parade ou dans la féerie. Rencontre géniale, à coup