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routes absolument droites, dont les grands peupliers courent à travers le plateau, y mettent une légère solennité. Nul pays ne se prête davantage à une certaine méditation, triste et douce, au repliement sur soi-même. C’est grêle, peut-être, c’est en tout cas d’une élégance morale et d’une précision sensibles à celui qui se choque des gros effets et de l’a peu près.

Mais pourquoi cette atmosphère de désastre qui enveloppe la terre lorraine ? Les arbres y sont penchés, courbés depuis leur naissance par un vent qui diminue la végétation. On se croirait sur de hauts plateaux, à six cents mètres au moins. Pour résister à ce continuel balayement, les fermes, les chaumières ont été construites basses, écrasées. C’est un consentement de tous les objets à la mélancolie.

Dans cette région, les étangs sont nombreux ; on les vide, Les pêche et les met en culture toutes les trois années. Il y en a cinq grands et beaucoup de petits. Leur atmosphère humide ajoute encore une sensation à cette harmonie générale de silence et d’humilité. Leur cuvette n’est point profonde ; çà et là, jusque dans le centre de leur miroir, des roseaux et des joncs émergent, qui forment de bas rideaux ou des îlots de verdure. Sur leurs rives peu nettes et mâchées, l’eau affleure des bois de chênes et de hêtres. Et nulle chesnaie, nulle hêtraie, je dirai mieux — tant est frappante la grâce de ces solitudes — nulle société féminine ne passe, en douceur et en perfection de goût, ces lisières où il y a toutes les variétés de l’or automnal avec des courbes de branches infiniment émouvantes.

Quand le soleil s’abaisse sur ces déserts d’eaux et de bois, d’où monte une légère odeur de décomposition, je pense avec piété qu’aucun pays ne peut offrir de telles réserves de richesses sentimentales non exprimées.

Il y a dans ce paysage une sorte de beauté morale, une vertu sans expansion. C’est triste et fort comme le héros malheureux qu’a célébré Vauvenargues. Et les grandes fumées industrielles de Dieuze, qui glissent, au-dessus des arbres d’automne, sur un ciel bas d’un bleu pâle, ne gâtent rien, car on dirait d’une traînée de désespoir sur une conception romanesque de la vie.

La pensée historique qui se dégage de ce plateau lorrain confirme sa triste et puissante poésie. Ici, deux civilisations nationales, l’allemande et la française, prennent contact et