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de vingt-cinq ans, grand chauffeur, avait l’obligeance de me promener sur toutes les routes.

A deux lieues de Dieuze, du côté de la France, nous visitions souvent l’antique petite Marsal, qui fut bombardée en 1870.

Rien de plus douloureux au milieu de l’immense plaine que ses murailles à la Vauban, déclassées, mais intactes, et auxquelles le temps n’a point donné le pittoresque, l’apaisement par le pittoresque qu’il y a par exemple dans une ruine féodale. On n’a pas pris souci de rien démolir ni combler ; le gouvernement a vendu l’ensemble des fortifications, moyennant trente mille marks, à la ville, qui les loue comme elle peut pour des jardins et des pâtures. Des poules y courent, un corbeau croasse à deux pas.

De onze cents habitans qu’elle comptait avant la guerre (et dans ce chiffre n’entrait point la garnison), Marsal est tombée à six cents. L’hôtelier avec qui je cause et qui s’est installé dans la « maison du commandant de place, » vient d’acheter pour trois mille marks le « fort d’Orléans, » un énorme corps de bâtiment avec seize hectares dont deux d’étangs. On ne bâtit plus à Marsal, et qu’une maison brûle, on ne la relève pas. De-ci de-là, le long des rues, je vois des ruines recouvertes d’orties. Mais ce qui serre le plus le cœur, c’est peut-être de reconnaître toutes les formes de l’ancienne petite vie française. N’est-ce pas ici la Place d’Armes, avec les débris du carré de tilleuls où, le dimanche, la musique militaire rassemblait la population ? J’arrête un petit garçon. Une jolie et intelligente figure du pays messin ; beaucoup de douceur, très peu de menton et la voix grave.

— Savez-vous l’allemand ? lui dis-je.

— Pas beaucoup.

— Ne le parlez-vous pas ?

Des fois.

Comme je l’aime ce « des fois » si lorrain ! Comme il m’attendrit, ce sage enfant perdu sous le flot allemand, petite main qui dépasse encore quand notre patrie commune s’engloutit.

Tout me crie que la raison deutsche, en travaillant à détruire ici l’œuvre welche, diminue la civilisation. Et par exemple les édifices militaires français du XVIIIe siècle, tels qu’on les voit à Marsal, avec leurs façades blanches et graves, avec leurs proposions élégantes et naturelles, qu’on les compare aux