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vivant même des plus forts contrapontistes qu’ait connus la musique, — car on sait que Sébastien Bach n’est mort qu’en 1750, et Hændel en 1759, — la langue de la sonate évoluait vers une homophonie plus complète : soit que le contrepoint n’y intervînt plus que pour faire ressortir ensuite la ligne unique d’un chant, ou qu’il se réduisît déjà à un simple rôle d’accompagnement, enroulant le feuillage léger de ses imitations autour d’une mélodie principale nettement accusée ; en attendant que, aux approches de l’année 1740, le coup mortel lui fût porté par une déplorable invention de l’amateur, vénitien Domenico Alberti. Cette invention, qui longtemps a gardé le nom de basse d’Alberti, — après quoi, hélas ! elle est devenue jusqu’à nous d’un usage si commun que personne ne s’est plus soucié d’en connaître l’auteur, — consistait à briser les accords de l’accompagnement, de façon à occuper la main gauche pendant que la main droite dessinait le chant. Procédé éminemment commode pour les mauvais musiciens, qu’il dispensait d’étoffer le revêtement harmonique de leurs idées ; et plus d’un musicien excellent s’était mis aussitôt à en faire emploi, se réservant de n’en user qu’avec modération, ou de le compenser par la belle qualité des accords ainsi étalés. Pratiquée d’abord par les compatriotes de son inventeur, la basse d’Alberti s’était très vite répandue en Allemagne, en France, en Angleterre, apportant partout avec elle la mode d’un chant homophone, partout détruisant autour d’elle ce qui survivait encore, dans le goût public, du respect séculaire pour la riche et savante beauté du « langage serré. »

Mais cette substitution du chant homophone à la polyphonie d’autrefois n’était pas, fort heureusement, le seul trait distinctif du genre nouveau. Dès le jour où, vers 1725, les musiciens avaient décidément reconnu la légitimité et la nécessité de la sonate de clavecin, ils s’étaient aussitôt occupés de lui donner d’autres règles, en échange de celles dont ils l’affranchissaient. Car les hommes de ce temps n’admettaient pas qu’un genre artistique, si libre qu’il fût, — et celui-là avait précisément pour essence d’être libre, — pût se passer d’un certain appareil de conventions extérieures fixes et stables, délimitant ses ressources et garantissant sa durée. On estimait alors (comme Mozart allait continuer à le penser toute sa vie) qu’une part de contrainte était la condition indispensable de la vraie liberté : en imposant à l’artiste des barrières où il était tenu de s’enfermer, cette