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Au moins, monsieur, disait-elle, ce n’est rien qui doive m’ennuyer ?

Derrière toutes ses grâces et ses puérilités, cette jeune Mme d’Aoury me laissa voir tout de suite la plus solide raison. Elle comprit d’abord quelle mauvaise posture elle aurait devant son mari si son frère les faisait expulser.

— Eh bien ! lui dis-je, votre frère pourrait exprimer ses regrets.

— Laissons cela… Votre Allemand, comment l’appelez-vous ? (elle lisait la carte : « Paul Ehrmann, étudiant en médecine à l’Université de Strasbourg ») n’en jaboterait que davantage.

— Permettez ! cet Alsacien, quels que soient ses sentimens intimes que j’ignore, est, selon moi, très respectable ; ce n’est pas lui, c’est la France entière qui a signé le traité de Francfort. Allons, les torts viennent de votre frère ! Si Le Sourd étudiait un peu la situation en Alsace-Lorraine…

Elle écarta d’un sourire ma mauvaise humeur et me ramena sur l’essentiel :

— Pierre collabore comme il peut à vos études… Ce n’est pas un penseur, que mon frère, c’est un chauffeur… N’essayez pas qu’il comprenne, ni qu’il fasse des excuses ; ce serait bien long. Oui, nous sommes ainsi dans la famille. Trois choses me paraissent plus faciles : que ces messieurs se battent, que personne n’en sache rien et qu’ils deviennent des amis.

— Mais pour se battre, il faut quatre témoins, des médecins, et voilà un secret bien exposé !…

— Vous êtes notre ami et M. Ehrmann vous plaît… J’ai confiance dans votre diplomatie… Amenez ce jeune homme prendre une tasse de thé avec nous… C’est impossible… Eh bien ! amenez-le se battre dans le parc. Il ne partira pas sans que j’aie tout apaisé.

— Nous revoici, lui dis-je, à l’époque d’Homère quand les déesses présidaient d’un nuage aux batailles des héros.


Nous rejoignîmes les hôtes du château qui avaient refusé de se mettre à table sans la maîtresse de maison. Elle échangea quelques paroles avec son frère ; d’abord elle le grondait, mais visiblement elle ne tarda guère à l’admirer. Ils m’appelèrent. Il me dit avec gentillesse qu’il se rangeait à tout ce qu’elle et moi nous déciderions, sous réserve qu’il ne ferait pas d’excuses.