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Un biscaïen vient de le frapper ; son fidèle ordonnance Joseph Vigneron et les sapeurs qui l’ont suivi, le recueillent évanoui dans leurs bras.

Il revient à lui.

Ce n’est rien ! dit-il, comme Chabron aux tambours.

Mais, après quelques pas, il chancelle, ses yeux se ferment. La blessure est mortelle ! Il faut le porter à l’ambulance, à travers les soldats[1] qui jurent de le venger. ….

Le lieutenant-colonel de Chabron était resté dans la lunette Kamtchatka, où toute la brigade se rassemblait. Il avait fait déblayer le terre-plein, réparer les parapets, barricader la gorge, pendant que nos canonniers retournaient les canons russes contre Malakoff.

Les assiégés ne tentèrent plus de reprendre le Mamelon Vert, mais ils mitraillèrent les imprudens qui s’étaient massés dans le fossé de Malakoff, sans pouvoir, faute d’échelles, en escalader l’escarpe. Tout ce qui survécut fut fait prisonnier.

A la gauche, les Anglais s’étaient emparés du grand ouvrage des Carrières.

  1. Laissons la parole à l’un de ces soldats, l’engagé volontaire Tézénas du Moncel, fils du receveur des finances d’Issoire :
    « Après un combat terrible, nous nous sommes emparés du Mamelon Vert Mais, hélas ! ce brillant coup de main, que la hardiesse française a pu seule exécuter, ne s’est pas accompli sans bien des pleurs. Et d’abord, je remercie la Providence de m’avoir protégé de la mitraille et des balles qui sifflaient à mes oreilles, au milieu des soldats qui tombaient à mes côtés. Si je suis sorti sain et sauf de la mêlée, ce n’est pas faute d’avoir cherché à accomplir mon serment de venger la mort de mon bon, de mon brave, de mon cher colonel. Désirant me signaler sous ses yeux, j’étais resté près de lui, pendant que, l’épée à la main, il s’emparait du Mamelon Vert. Il me félicitait de l’élan que je communiquais aux soldats qui nous suivaient, quand il porta la main à sa poitrine.
    — Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il.
    Et je le reçus dans mes bras, pendant que les sapeurs, le voyant chanceler, s’empressaient autour de lui. Un biscaien l’avait mortellement blessé. J’accompagnai quelque temps le colonel qu’on emportait évanoui, puis, comme je lui étais inutile, je dis aux soldats :
    — Suivez-moi, mes amis, vengeons notre colonel !
    Et, précédant une dizaine de braves du 86e, je descendis du Mamelon Vert et je courus vers Malakoff. Au pied de la tour, nous n’étions plus que quatre, les autres étaient tombés sous les balles. On sonnait la retraite ; je revins seul, sans m’être tenu parole ! Une seule pensée m’obsédait, me rendant insensible à ce spectacle de carnage :
    — J’ai perdu mon colonel ; j’ai tout perdu. — Qui me rendra sa protection, sa bonté !
    Il est mort le lendemain, dans d’horribles souffrances.
    Je vous envoie une pensée que j’ai cueillie sur sa tombe, conservez-la-moi dans un livre pour que je la retrouve, si je reviens ! »