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Les matinées de septembre, à Sainte-Odile, sont des matinées de bonheur. On voit une plaine aussi douce, aussi neuve, dans ses blondes vapeurs flottantes, que la jeune fille classique de l’Alsace. Délicieusement mouvementée, bien qu’aux regards distraits elle paraisse unie, cette vallée du Rhin prouve les grâces et les forces de la ligne serpentine. Ses chemins, jamais droits, ondulent avec nonchalance. La jeune plaine d’Alsace auprès de la vieille montagne ! serait-on tenté de dire ; mais que le soleil atteigne la montagne si noire, elle s’éclaire, devient jeune à son tour. Plaine rhénane ou montagne vosgienne, c’est ici une bienfaisante patrie, le lieu des plaisirs simples. Une nation laborieuse y sait jouir de son bonheur terrestre. Quelles figures satisfaites chez les pèlerins qui défilent, sur la terrasse de Sainte-Odile ! Se bien promener et bien manger, en gaie compagnie, c’est la devise de l’Alsace heureuse.

Mais à mesure que l’hiver approche, on ne voit plus qu’à travers des espaces d’humidité les villages devenus bruns, les terres roses, les prés d’un vert clair. De long rubans de nuages restent indéfiniment accrochés à la montagne, et l’Alsace, en bas, devient un archipel dans une mer lointaine et bleuâtre.

Parfois, vers midi, notre montagne est dans le soleil, mais la plaine passera la journée sous un brouillard impénétrable. A quelques mètres au-dessous de nous, commence sa nappe couleur d’opale. Sur ce bas royaume de tristesse reposent nos glorieux espaces de joie et de lumière ! C’est un charme à la Corrège, mais épuré de langueur, un magnifique mystère de qualité auguste. Je parcours avec allégresse les sentiers en balcon de mon étincelant domaine forestier. Qu’une branche craque dans les arbres, j’imagine que des dieux invisibles prennent ici leurs hivernages. Si l’on m’excuse d’apporter aux bords du Rhin une image classique, c’est une goutte glissée du sein d’une déesse qui noie ce matin notre Alsace.

A certains jours, vers cinq heures du soir, une couleur forte et grave emplissait la plaine. Et c’est bien « emplissait » qu’il faut dire, car de ma hauteur je voyais si nettement, au-delà du Rhin, se relever les hautes lignes de la Forêt-Noire, qu’à mes pieds c’était une immense cuve où s’amassaient du sérieux, du triste et du noble.

La beauté de Sainte-Odile n’est point toute sur sa terrasse :