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étrange façon, lorsqu’il n’aurait qu’un mot à dire pour s’assurer le bonheur qu’il rêve ? C’est évidemment parce que l’auteur a pensé que, en « corsant » ainsi l’intrigue de son roman, il produirait sur nous une émotion plus vive ; et, en effet, chacune de ces actions qui nous étonnent a pour résultat d’accentuer un contraste de caractères, ou l’horreur tragique d’une catastrophe. Mais comment M. Hall Caine n’a-t-il pas craint, d’autre part, que l’invraisemblance excessive des moyens qu’il imaginait, en nous empêchant de croire à la vérité de son récit, ne nous empêchât, du même coup, de ressentir pleinement l’émotion qu’il a entrepris de nous inspirer ?

Encore l’invraisemblance des actions humaines n’est-elle jamais absolue ; tandis qu’il y a une invraisemblance de fait qui, même présentée avec toute la somme de talent imaginable, risque toujours de nous choquer à la lecture d’un roman. Lorsque Stevenson, dans un de ses contes, nous montre un personnage parvenant à se dédoubler, au moyen d’une drogue plus ou moins magique, pour être tantôt un saint et tantôt un monstre, nous comprenons aussitôt à quel genre d’histoire nous avons affaire ; et, du reste, l’artifice d’une drogue magique n’a rien en soi d’entièrement contraire à notre conception des possibilités. Mais qu’un romancier, après nous avoir fait assister à la décapitation de son héros, nous raconte ensuite, le plus gravement du monde, les amours ou les souffrances ultérieures de ce héros ressuscité : quelque agrément qu’il y mette, jamais il ne réussira à nous convaincre assez de la vérité de son récit pour que nous puissions en être touchés. Et, pareillement, si même les figures des personnages de M. Hall Caine et de Mme Thurston étaient dessinées avec infiniment plus d’art qu’elles ne se trouvent l’être, je doute que les aventures de ces personnages parvinssent à attendrir profondément un lecteur français. En présence des situations les plus pathétiques, celui-ci songerait que c’est chose impossible qu’une femme ne sache point distinguer son mari d’un homme qui lui ressemble ; ou bien qu’une mère, après quinze ans, ne sache point reconnaître un fils qui avait plus de trente ans quand il l’a quittée. Ce sont là des obstacles qui, je crois, se dresseraient invinciblement devant chacun de nous, et, nous laissant une vague impression d’être mystifiés, rendraient vaines toutes les tentatives des auteurs pour nous émouvoir : mais en cela, apparemment, le lecteur anglais n’est point fait comme nous, puisque, de toutes les qualités qu’il admire dans John Chilcote et dans l’Enfant prodigue, aucune ne lui est aussi chère que l’émotion qui se dégage, pour lui, de ces deux récits.