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— 10 août 1838. — Ce qui m’a conservé et consolé pendant six ans, ce qui m’a aidé à vivre à côté de Minna (sa femme), malgré les énormes différences de nos caractères et de nos natures, c’est l’amour de cette jeune femme (Mme Wesendonk), qui s’approcha de moi d’abord avec hésitation, puis avec une certitude et une assurance croissantes. Comme il ne pouvait être question entre nous d’une union quelconque, notre profonde inclination prit ce caractère triste et mélancolique qui éloigne tout sentiment vulgaire et bas, et fait qu’on ne cherche la source de sa joie que dans le bien de l’autre. Et cet amour, toujours inexprimé entre nous, dut finalement se dévoiler au grand jour, lorsque l’an dernier j’écrivis le poème de Tristan et le lui donnai. Alors, pour la première fois, elle perdit sa force et me déclara qu’elle devait mourir !


Chez une nature aussi droite, aussi sérieuse que Mathilde Wesendonk, une telle parole n’était ni l’excès d’une sentimentalité romantique, ni la faiblesse d’une femme qui s’abandonne et veut masquer sa chute. Non, c’était le cri d’un désespoir sincère, la ferme résolution d’une grande âme qui se sent broyée entre le devoir inéluctable et le tout-puissant amour. On imagine aisément que l’artiste, heureux d’être aimé comme il le voulait, n’eut point de peine à dissuader son amie d’un acte de folie qui allait à contrefin. Ne se devait-elle point à sa famille comme lui-même à son art ? On prit l’héroïque résolution de continuer à vivre comme par le passé. Le grand amour eut l’audace de se vouloir affirmer en renonçant à la possession complète et de se donner les joies de la plus parfaite intimité d’âme dans les affres et les tourmens de la chair. D’ailleurs n’étaient-ils pas en train de créer à deux ? Leur merveilleux amour n’aurait-il pas deux enfans immortels : — Tristan et Yseult ?

Malgré tout, Elle était triste dans son angoisse de l’avenir, mais Lui exultait. Dans le transport de sa conquête, il se mit fougueusement à la composition du premier acte. Wagner a dit quelque part : « Quand j’écris mon poème, je suis déjà grisé du parfum musical de mon œuvre. » Mais les paroles c’étaient pour lui qu’un canevas, une faible ébauche de son désir créateur. C’est en mettant ses drames en musique qu’il les vivait à fond et qu’il entrait dans les dernières fibres de ses personnages. Les lettres manquent ici, mais un billet, daté de la Saint-Sylvestre de l’année 1857, marque l’apogée de cette période héroïque. Ce sont des vers envoyés avec les esquisses musicales du premier acte. Écrits dans le même rythme que le duo final, ils en sont comme un écho et un prolongement. On sait qu’à ce moment la