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la pensée que l’artiste n’atteint qu’une fois dans sa vie et d’où il ne peut plus que redescendre. On le voit dans le passage suivant qui montre aussi à quel point le décor de la lagune s’harmonisait avec son état psychique. « Ce qui donne à ma vie intérieure un caractère si particulier et en fait un rêve étrange, c’est l’absence de toute perspective sur l’avenir. Quand le soir je me promène sur l’eau, mon regard parcourt la surface de la mer dont le miroir clair et immobile rejoint le ciel à l’horizon. Aucune ligne de démarcation n’est visible entre eux. La rougeur du couchant se confond avec son reflet dans l’onde. Dans ce tableau, je contemple l’image de ma vie actuelle. On y distinguerait aussi peu le présent du passé ou de l’avenir que là-bas je ne distingue la mer du ciel. Mais des stries apparaissent. Ce sont les îles plates, qui çà et là ébauchent une ligne dans l’infini, parfois aussi le mât d’un navire émerge de l’horizon ; l’étoile du soir scintille ; des astres clairs rayonnent là-bas dans le ciel et près de moi dans la mer : — où est le passé, où est l’avenir ? Je vois des étoiles dans une clarté rose et pure — et ma barque glisse à travers, sans bruit, au doux clapotis de la rame. — Sans doute, c’est là le présent. » Ce fut dans ce cadre et dans ces dispositions que Wagner acheva le deuxième acte de Tristan, le cœur du drame et l’arcane de l’œuvre. Voici ce qu’il en dit après l’avoir terminé : « Le plus intense feu de vie y jaillit en une telle flamme que j’en fus brûlé, consumé. Quand le feu s’adoucit vers la fin de l’acte, quand la douce clarté d’une mort transfigurée se mit à luire à travers le brasier, je devins plus tranquille. »

Ainsi, à travers le calvaire de l’amant, s’accomplit le triomphe de l’artiste. Ainsi s’acheva l’extraordinaire duo d’amour, le plus passionné, le plus intime, le plus grandiose qui ait été écrit jusqu’à ce jour, que Wagner considérait comme son chef-d’œuvre symphonique, et où s’accomplit aussi une sorte de miracle. Car, pendant que Tristan et Yseult s’étreignent sur leur banc de pierre, à l’ombre des grands arbres, et que la torche du pavillon s’est éteinte comme le flambeau de leur vie terrestre, les ondes sonores qui s’élargissent autour d’eux paraissent embrasser les mondes et le firmament, dans les espaces sans bornes de cette nuit étoilée, — et nous avons la sensation absolue de la fusion de deux âmes dans un plus pur éther ou dans un soleil incandescent. — Mais, tandis que ceci se passait dans le monde idéal, qu’était-il advenu en réalité des auteurs de ce songe vivant, du