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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/56

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Pourtant cette plénitude n’allait point sans amertume, car du même coup que j’avais discerné ma juste tâche, je revoyais en esprit la plaine messine désertée et Strasbourg garrotté, et je me demandais comment deux reines captives pourront imposer leur génie ou même y demeurer fidèles.

C’est bien de dire que les conquis conquerront par l’esprit leurs rudes conquérans. C’est la vérité historique, philosophique, fondamentale de toute activité vraiment citoyenne sur la rive gauche du Rhin. Mais comment cela, qui doit être nécessairement, sera-t-il ? Par où l’Alsacien, le Lorrain seront-ils avertis d’une manière vivante de ce devoir que le philosophe peut bien reconnaître, mais que le philosophe n’est pas en mesure de faire pratiquer ? Comment l’instinct de civilisateur latin, que notre raison constate et honore, à travers les siècles, chez les populations de ce terroir, s’éveillera-t-il aujourd’hui et comment agira-t-il ? De quelle manière l’Alsacien-Lorrain veut-il accomplir sa prédestination ?


Je me rappelle ce dimanche de novembre, un jour de la Toussaint, où je me promenais dans les sentiers de Sainte-Odile, en achevant de reconnaître les grandes pensées du paysage. Elles étaient fortes et précises, tangibles sous ma main, dans mon âme, et cependant ne nuisaient point aux rêveries vagues et profondes qui se lèvent des pierres historiques et des forêts illimitées. Sous les arceaux du couvent, des grands bois et des burgs, j’entendais les cloches des églises et les clochettes des vaches. Tout chantait la durée du mont et la rapidité du passant. Messes incomparables ! J’aurai dans l’âme jusqu’à ma mort les prairies de Sainte-Odile, la délicatesse de leurs colchiques d’automne et la volonté des morts qu’ils recouvrent. Mais je me répétais, dans cet extrême délice, qu’une tradition, par elle-même, n’est qu’une fleur, — une « veilleuse, » comme nous appelons en Lorraine le colchique, — une veilleuse des morts, s’il ne surgit pas une volonté vivante qui donne au verbe une chair.

J’avais vu monter de la plaine des promeneurs, hommes, femmes, enfans, pour la plupart des Alsaciens, et, certes, bien loin qu’ils fussent des vaincus, leurs manières d’être témoignaient de solides et nobles habitudes et une grande confiance en eux-mêmes. « Il ne serait point difficile, me disais-je, que de telles gens se dévouassent sur les champs de bataille, dans les